Quel futur pour demain ?

"Il sera un jour possible de tomber amoureux d’un robot"

Propos recueillis par Matthieu DELACHARLERY
Publié le 14 février 2020 à 15h05, mis à jour le 17 février 2020 à 10h59
L’un des grands défis de la robotique est de doter la machine d’intention.

L’un des grands défis de la robotique est de doter la machine d’intention.

Source : ISTOCK

MONDE DE DEMAIN - Quand les robots prendront une apparence humaine, serons-nous susceptibles d'en tomber amoureux ? Entretien avec la chercheuse Laurence Devillers, spécialiste des interactions homme-machine.

Ils sont déjà autour de nous mais nous ne les voyons pas. Ce sont tous nos objets connectés qui détectent nos réactions, s’adaptent à nous, et parfois même orientent nos choix. Bientôt, certains d’entre eux auront une apparence humaine, déchiffreront nos émotions... Ces créatures humanoïdes ultra sophistiquées pourront même nous manifester de l’affection, voire de l’amour. A l’occasion de la fête des amoureux ce vendredi 14 février, Laurence Devillers, professeure d'informatique à l'université Paris-Sorbonne et chercheuse au Laboratoire d'informatique pour la mécanique et les sciences de l'ingénieur (Limsi) du CNRS, nous parle de ce jour où un robot osera nous déclarer sa flamme.

Dans son précédent ouvrage, Des robots et des hommes : Mythes, fantasmes et réalité (aux Editions du Plon), la scientifique, qui travaille depuis trente ans sur les questions d’interactions homme-machine, s’évertue à briser le mythe du robot devenant un alter-ego de l’Homme. Avec son prochain livre, Des robots émotionnels (à paraître le 11 mars aux Editions de l’Observatoire), la chercheuse s’attaque à l’empathie artificielle, ou comment doter les machines de systèmes leur permettant de simuler des émotions. En voici un avant-goût.

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LCI : Quotidiennement, nous entretenons d’ores et déjà des relations "intimes" avec des machines.  Nous leur parlons, nous les écoutons et suivons même leurs conseils...

Laurence Devillers : D’un point de vue affectif, il est clair que nous allons devenir de plus en plus dépendants de ces machines. Nous faisons face aux objets de manière naturelle, et cela depuis le jour de notre naissance. Ce qu’on constate, c’est que l’humain apprécie tout particulièrement lorsqu’un objet ‘prend vie’, qu'il s’anime et bouge. Mais ce que l'humain aime par-dessus tout, c’est qu’on lui prête de l’attention. Si vous fabriquez une machine qui vous appelle par votre prénom, qui vous observe à différents moments de la journée, vous suggère des choses que vous aimez et suscite de la satisfaction et de l’intérêt, il est certain que vous allez finir par vous y attacher. Même si ce n’est pas de l’amour, un lien se tisse entre vous et l’objet. 

Entretenir une liaison amoureuse virtuelle avec un objet, cela se fait déjà au Japon. Au pays le plus "robot friendly du monde", les adeptes de ce type de relation affirment préférer "aimer" une machine plutôt qu'une vraie personne. Qu'en pensez-vous ?

Au Japon, des enceintes connectées avec un personnage en hologramme au centre font fureur depuis quelques années (voir photo ci-dessous). La société nippone Gatebox, le concepteur de cette machine, la présente comme une petit amie virtuelle. Elle s’occupe de tout pour prendre soin de son utilisateur lorsqu’il rentre à la maison : lui demander s’il a passé une bonne journée, allumer la lumière, augmenter le thermostat du chauffage, mettre de la musique... Quand il part au travail, la machine lui envoie des messages sur son téléphone, du genre : "Mon amour, comment vas-tu ?". De fait, en personnifiant l’objet, on le rend plus attachant. Cela donne une idée assez précise de ce qu’on pourrait imaginer comme relation avec une machine à l'avenir.

Ces assistants vocaux sont vendus autour de 1.000 euros.
Ces assistants vocaux sont vendus autour de 1.000 euros.

Des humanoïdes ressemblant comme deux gouttes d'eau à des humains existent déjà à l'état de prototypes. Des chercheurs travaillent notamment pour reproduire la peau humaine. Le visuel n’est pas suffisant, car il n’est pas aussi empathique que le toucher...

Le professeur japonais Hiroshi Ishiguro a créé un clone de lui-même. Le "Geminoid" (photo ci-dessus, ndlr), comme il l'a baptisé, est l’un des robots actuels dont l’apparence est la plus proche de l’homme. Parvenir à créer un robot aussi ressemblant présente de nombreuses difficultés. La tâche n’a rien à voir avec la création d’une statue de cire, par exemple, puisque cet objet doit s’animer. Des collègues américains et japonais travaillent de leur côté à la mise au point d’une peau siliconée et chaude, qui simulerait des sensations, créant ainsi du désir et du plaisir chez le robot. 

Au Japon, le professeur Hiroshi Ishiguro  travaille à la conception d'un clone de lui-même.
Au Japon, le professeur Hiroshi Ishiguro travaille à la conception d'un clone de lui-même. - CAPTURE D’ÉCRAN YOUTUBE

Selon vous, les robots peuvent-ils être une solution pour lutter contre la solitude ?

Les gens sont de plus en plus seuls. Et les robots, en particulier au Japon, ont justement pour vocation de répondre à la solitude des personnes âgées ainsi qu'à la détresse affective, voire amoureuse, d’une part de plus en plus importante de la population. Les machines vont toujours répondre de manière positive à nos désirs. C'est dans leur intérêt, en tout cas. Elles ne comprennent pas les émotions humaines. En fait, elles les interprètent à partir des paramètres prédéfinis par leur concepteur. La machine ne comprend rien de ce qu’elle dit : quand elle remporte une partie au jeu de Go face au champion du monde, elle ne sait pas qu’elle gagne.

High-tech : ces robots qui simplifieront notre quotidienSource : JT 20h Semaine

L'amour, c'est un mélange de surprise, de mystère, d’inventivité. Or, une machine en est incapable.

Laurence Devillers, chercheuse spécialiste des interactions homme-machine.

Dans le futur, les robots seront-ils en mesure de détecter des émotions humaines et d’éprouver de l’empathie ? 

Un robot pourra d'autant mieux simuler de l’empathie s'il sait dans quel état d’esprit se trouve son utilisateur. Pour l’heure, la capacité des machines à détecter des émotions humaines est assez basique. Elles sont uniquement capables d'en percevoir les grands traits. Grosso modo, est-ce que vous êtes heureux, en colère ou triste... 

Ce sera pour de faux. Et alors ? Il suffira de l’oublier pour être heureux, non ?

L'amour, c'est un mélange de surprise, de mystère, d’inventivité. Or, une machine en est tout simplement incapable. En clair, elle ne fait que reproduire ce qu’elle a déjà vu et s'appuyer sur vos anciens souvenirs. C’est un cocon pratique, mais ce n'est pas ce qu'on appelle l'amour. Une telle relation sera d’un ennui mortel. Même si tout est faux du point de vue de la machine, cette forme d’attention, bien qu'elle soit assez primaire, suffit à satisfaire l’individu. Il se dit : moi aussi, il y a quelqu’un qui m’attend à la maison… Des poupées dotés d'organes sexuels sont mêmes commercialisés là-bas. Ce sont ni plus ni moins que des esclaves sexuels. Si on choisit de créer ce genre de robot, il faudra discuter des risques de dérives.

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En clair, à vous entendre, les machines vont de plus en plus nous manipuler...

Si vous dites à une enceinte Google Home "Je suis triste", plusieurs réponses ont été préenregistrées par le constructeur. Au bout d'un certain nombre d'essais, la machine reprend une phrase qu’elle a déjà dite. L'une qui m'a été faite par une de ces enceintes : "Si j’avais des bras, je te prendrais dans mes bras". Je lui ai alors rétorqué : "D’accord, des bras..." Et elle m'a alors lancé : "Des bras en plus, déménageur à côté de chez vous", car elle savait où j’habite. Cette petite histoire montre le fort pouvoir manipulatoire de la machine. Il est possible de limiter la capacité d’une machine. De faire en sorte, par exemple, qu’elle ne puisse pas aller au-delà d'un certain degré d’intimité. N’oublions pas que c’est nous qui dictons à la machine ce qu’elle doit faire et pas l’inverse. Il est donc indispensable de créer des comités d’éthique pour débattre de ces questions.

Pour le moment, un scénario à la "Her" (film dans lequel le héro tombe amoureux d'une intelligence artificielle) apparaît comme hautement improbable. Mais, avec les progrès des technologies, qu'en sera-t-il demain ?

L'un des grands défis de la robotique, c'est justement de parvenir à doter la machine d'intention, pour qu'elle soit en mesure d'exprimer des émotions. Le neuropsychologue Antonio Damasio dit qu'il est impossible de faire de l’humain avec une machine, car elle n’a pas de corps, de viscères et d’hormones. C'est vrai, mais demain, des systèmes permettront sans doute de simuler le plaisir ou la douleur. Imaginez :  si vous rabrouez votre robot à plusieurs reprises, il va considérer que vous êtes mécontent. Spontanément, il va chercher à créer de l’empathie en modifiant, par exemple, le ton de sa voix et vous complimenter. Je pense qu’il sera un jour possible de tomber amoureux d’une machine. Ou en tout cas, de tomber en dépendance. Le risque, c’est l’isolement. L'utilisateur va s’enfermer dans cette relation, comme le héros du film "Her". 


Propos recueillis par Matthieu DELACHARLERY

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