Tensions dans les manifestations du 5 décembre à Paris et Lille : des pompiers racontent

Publié le 6 décembre 2019 à 20h11, mis à jour le 6 décembre 2019 à 23h01
Tensions dans les manifestations du 5 décembre à Paris et Lille : des pompiers racontent
Source : CLEMENT MAHOUDEAU / AFP

AFFRONTEMENTS - La journée de mobilisation contre la réforme des retraites a donné lieu à plusieurs reprises à un face à face tendu entre des pompiers et les forces de l'ordre. Certaines séquences ont été visionnées des dizaines de milliers de fois sur les réseaux sociaux. Nous avons retrouvé les pompiers concernés.

Deux frères d'une même lutte qui se toisent du regard. Et qui en viennent aux mains. Les images des affrontements entre pompiers et policiers ce jeudi dans les cortèges de France ont encore une fois ému la population. Si dans les cortèges, les soldats du feu retrouvent le soutien de la population, ils semblent perdre celui des forces de l'ordre. De quoi craindre qu'une réelle fracture existe désormais entre ces deux acteurs de la sécurité civile.

Trois pompiers blessés à Lille

C'est à Lille que les images sont les plus troublantes. On y voit des pompiers visages ensanglantés, mains menottées, yeux irrités... Quentin De Veylder est le secrétaire générale de la CGT SDIS pour le Nord. Il se remémore auprès de LCI le contexte d'une charge policière filmée par un bon nombre de médias. "Je ne sais pas qui en est à l’initiative, mais certaines personnes quittaient le cortège. Nous avons tenté de ramener les gens, pour les cadrer." A peine "cinquante mètres" en dehors du parcours officiel, "ça commence". C’est lors de cette "première confrontation" que trois d'entre eux sont blessés. Deux à la tête, à cause de "coups de matraque", et un autre au bras, désormais "cassé". Accueilli à l’hôpital de Tourcoing, le secrétaire général a eu cinq points de suture. 

Sauf qu'à travers les récits, on comprend que cet événement n'est pas, à leurs yeux, le plus choquant. Dans les rangs, c’est l’interpellation d’un des collègues, Alexandre, qui suscite l'émoi. Venu avec son fils, ce dernier est rapidement "apeuré" et "choqué" par les nombreux jets de gaz lacrymogènes. "Ils ont voulu sortir de la manifestation, sauf que c’était compliqué", continue Quentin. Après négociation avec un représentant des forces de l’ordre, qui "nassaient" les individus, c’est-à-dire qui les encerclaient sans laisser d’issue, les CRS acceptent de laisser passer le duo. "Au moment où on se retourne pour rejoindre le cortège, Alexandre se fait frapper. On intervient pour arrêter cette séance de tabassage et il est alors interpellé." Placé en garde à vue, il n’en sortira qu’à 22h, "choqué et éreinté". 

Des images qui rappellent celles qui avaient eu lieu, dans la même ville, en 2001. Un pompier avait eu la main arrachée après de très violents heurts avec des CRS. Plus récemment, elles font écho aux événements qui se sont déroulés en octobre à Paris

A Paris, une séquence devenue virale

Le choc qu'avaient provoqué les affrontements entre policiers et pompiers pourrait d’ailleurs expliquer les raisons pour laquelle un calme relatif a perduré jeudi dans la capitale, à mille lieux de l’affrontement lillois. C’est en tout cas comme ça que Simon* voit les choses. Il est le vidéaste de la séquence vue 550.000 fois en moins de 24 heures, dans laquelle des pompiers font reculer les forces de l'ordre. Selon lui, on a laissé faire car les personnes en charge des ordres "connaissaient les dommages que feraient l’image d’un coup de matraque" sur un soldat du feu. 

Présent dans le cortège pour couvrir la mobilisation, il nous explique comment ces pompiers ont permis à la manifestation de démarrer, près de deux heures après son début. C'est vers 16h30 qu'un "changement de stratégie" de la part des forces de l'ordre s'est enclenché.  "Arrivant par équipe de dix", elles "s’interposent" dans le cortège via des "rues perpendiculaires" au Boulevard Magenta. "Ça dure assez longtemps, et il est impossible de savoir ce qu’il se passe".  Cet habitué des "actes" comprend tout de même "au fur et à mesure" que les forces de l’ordre "coupent le cortège en groupement de 200 personnes". Une tactique proche de celle utilisée lors du 1er-Mai, toujours selon le constat du jeune homme. 

Avant d'être grévistes, nommes sommes des pompiers
Peter Gurutchagua, secrétaire général CGT SDIS 95

C’est alors qu’il dit avoir vu "quatre ou cinq" pompiers grévistes arriver. "Ils remontent vers l’avant et se posent juste devant le cordon de CRS. Une fois qu’ils sont une bonne trentaine, ils lèvent les bras et avancent, avec la police, prise au dépourvue, qui recule jusqu’à République." Si ce récit est conforté par ses images, il lui est cependant impossible de dire avec certitude que cette action était préméditée. 

Dans ces rangs, il y avait Peter Gurutchagua. Pompier du Val d’Oise, il confie de son côté, "en toute honnêteté", que ce n’était pas du tout une "stratégie" pensée à l’avance. En réalité, ils sont à l'arrière du cortège, "bloqués avec tout le monde", quand on les interpelle pour les prévenir que des personnes sont en "difficulté". "Chacun se faufile, comme il peut, et avance, puisqu'avant d’être grévistes, nommes sommes des pompiers." Tandis qu’ils commencent à "sentir la fumée et la lacrymo", ils se "retrouvent presque par surprise" face aux policiers. C’est là qu’ils réalisent, presque tous à l'unisson, "qu’il faut aller au contact" avec les policiers, "pour discuter". "Après les événements d’octobre, c’était très important pour nous tous." L’un d’eux ordonne de lever les bras, en signe d’apaisement. "On leur parle, on leur dit qu’il faut nous laisser passer, que des gens doivent être aidés." Ce à quoi on leur répond "laissez-nous juste contrôler la situation". Mais les interlocuteurs finissent par "perdre la main".  "Ce n’était pas coordonné, et d’ailleurs, sur le moment, on ne comprend pas ce qu’on fait, réellement." Ce n’est qu’après, lorsque des applaudissements éclatent dans la foule "comme si on avait mis un but", qu’ils comprennent qu’ils ont permis à la manifestation de démarrer. 

Les applaudissements de la foule envers "ses héros"

"Je ne sais pas quel ordre ils ont eu, ou si c’est spontané, mais ils ont laissé faire", se félicite désormais le syndicaliste. D’ailleurs, il soutient ne jamais avoir eu l’intention de provoquer les fonctionnaires. "Au quotidien, lors de nos interventions, les relations sont bonnes", témoigne-t-il, relevant que pour eux aussi, les conditions de travail sont très difficiles. "On le voit, ils sont complètement sous l'eau." C’est pourquoi il était important de "parler" avec eux, panser les blessures laissées par le mois d’octobre. Discuter, Alexandre, de son côté, ne le fera plus. Ce midi, son frère, Hugues, lui a rendu visite. Lui aussi soldat du feu, il nous raconte avoir découvert un homme "en pleurs" qui va être "obligé de consulter un psychologue". D'après son témoignage auprès de LCI, ce pompier mis en garde à vue a été traité "comme un chien", alors même qu’on lui a demandé de venir en aide à une personne épileptique qui faisait un malaise dans une cellule. Depuis, quelque-chose s'est brisé. "Il m’a dit que lors des interventions avec la police, ce ne sera plus jamais pareil." "Voilà ce qu’a réussi, finalement, le gouvernement : divisé des frères." 

"Heureusement" le passage au commissariat n'aura pas duré 48 heures. Dès le soir même, les Lillois ont démontré leur soutien en se mobilisant devant l'établissement. Hugues pense d'ailleurs que c'est cet élan citoyen qui a permis de rapidement "débloquer la situation". Finalement, dans ces deux récits, une image semble gravée dans la mémoire des protagonistes. Celle d’un soutien inconditionnel de la population qui leur permet de "redonner du sens" à leur mission, comme en témoigne Peter.  Au-delà de Paris, les pompiers ont d'ailleurs été acclamés un peu partout en France, comme à Rennes, Avignon, Toulouse, Marseille, Rouen, ... "On se bat contre le gouvernement, mais hier, ce sont nos vrais patrons qui nous acclamaient."


Felicia SIDERIS

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