MAL-ÊTRE - Pour la première fois, le nombre de suicides dans l'Education nationale a été rendu public. Dans cette profession qui avait longtemps cru être épargnée par le mal-être au travail, ces chiffres mettent fin "à une sorte d'omerta" et traduisent l'isolement dans lequel des enseignants se sentent emprisonnés.
Durant l'année scolaire 2018-2019, 58 agents de l'Education nationale se sont suicidés. Et encore 11 depuis le mois de septembre 2019. Ce chiffre, dévoilé pour la première fois mercredi, met en lumière le mal-être, longtemps caché, de nombreux enseignants. Comment en est-on arrivé là ? Et que doit faire l'Etat ? Pour LCI, Francette Popineau, secrétaire générale du SNUipp-FSU, le premier syndicat du primaire avance quelques propositions, donne quelques explications à ce mal-être enseignant.
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Comment réagissez vous à la publication de ces chiffres des suicides ?
Nous sommes satisfaits car nous réclamions ces chiffres depuis longtemps. Il régnait une sorte d'omerta, alors que ces informations étaient là, elles "dormaient" dans les rectorats. Certes, cela représente moins de suicides que les agriculteurs ou les policiers. Et tant mieux, on ne va pas jouer la bataille des chiffres dans ce domaine. Malgré tout, ces chiffres nous paraissent élevés. Ils sont le symptôme d'une "difficulté de vivre" au sein du personnel de l'Education nationale. Dorénavant, nous avons besoin d'un certain nombre d'informations pour connaitre les causes, et travailler à la prévention de ce malaise enseignant. Par exemple des données sur les maladies professionnelles, les accidents liés à l'épuisement professionnel ou sur les congés prolongés pour cause de burn-out.
"Nous sommes seuls pour faire face aux difficultés dans nos classes"
Francette Popineau
Le ministre vous a-t-il entendu ?
Pour l'instant, la satisfaction est en demi-teinte : nous avons "levé le couvercle" sur le secret que représentaient ces suicides et leur nombre. Nous avions le sentiment d'être une profession protégée, épargnée par le mal-être au travail. En revanche, nous avons accouché d'une souris, avec juste la création de deux groupes de travail (un sur les directeurs d'école, l'autre sur les causes et la prévention) alors qu'il y a des choses à faire immédiatement. Il faut savoir que les enseignants n'ont pas de médecine du travail, leur seul référent est leur généraliste. Nous n'avons pas de visite, pas de contrôle ni de prévention. Quand on ne se sent pas bien, qu'on vient travailler avec une boule au ventre, nous ne savons pas vers qui nous tourner. Nous n'avons pas de numéro à appeler, pas de médecin à consulter. Ce sont ces médecins qui pourraient identifier les causes du mal être, même si nous avons déjà quelques idées à ce sujet.
Quelles sont les causes de ce mal-être ?
Elles sont multiples. Les classes sont surchargées et très inégalitaires. Certains enfants vivent parfois des situations très difficiles : certains ont subi les aléas de la migration, d'autres vivent dans la pauvreté ou la précarité. Et nous sommes tout seul pour y faire face. C'est cette sensation d'isolement que nous renvoient les enseignants : "J'ai un enfant maltraité dans ma classe et je ne sais à qui m'adresser".
Autre raison, l'absence de moyens : on ne scolarise pas de la même façon un enfant autiste qu'un enfant qui ne l'est pas, un enfant issu de l'immigration ou issu d'une famille de la communauté des gens du voyage. Le ministère veut donner l'impression qu'au sein de l'école de la République, il suffit que tous les enfants s'asseyent les uns à côtés des autres et l'affaire est réglée. Or ce n'est pas si simple.
Que préconisez-vous pour améliorer le quotidien des enseignants ?
Il y a des choses qui peuvent se régler par le biais de la médecine de prévention, mais aussi dans les directives qui sont donnés. En effet, les enseignants – qui agissent en pensant faire ce qui est bien pour leurs élèves – sont confrontés à des injonctions totalement contradictoires. Et cela créé des tensions, génératrices de souffrances. Prenons un exemple : j'ai une collègue travaillant en zone prioritaire à Poitiers qui, il y a peu, avait organisé une sortie dans un musée. Elle avait rencontré le conservateur, préparé la visite basée sur des lectures de textes et des tableaux historiques… mais son inspecteur a refusé, car il faut se contenter de faire "lire, écrire et compter". Une autre collègue, en maternelle, a un inspecteur qui a décidé que les parents ne pouvaient plus franchir la grille d'entrée pour des raisons de sécurité. Elle me dit : "Je viens au boulot la boule au ventre car je dois arracher ces enfants des bras de leurs parents". A l'arrivée, c'est toute une dynamique qui est contrariée par ce genre de refus qui, au fond, coupe les ailes des enseignants.