DÉCRYPTAGE - Face à la polémique, le rectorat de Corse a suspendu le questionnaire élaboré par l'Assemblée de Corse et destiné à sonder les élèves sur leurs pratiques, notamment religieuses, et leurs origines. Qu'est-il réellement possible de faire en la matière ? LCI fait le point.
C’est un questionnaire d’une soixantaine de questions. De prime abord plutôt innocent, il est destiné aux élèves de primaire et secondaire des écoles de Corse. Nom du papa, de la maman, nombre de frères et sœurs ; si "tu rencontres des difficultés en famille/dans la vie", si "tu manques de confiance en toi et d’après toi, pour quelles de ces raisons - parce que tu es une fille, un garçon à cause de ton âge, de ta couleur de peau, de tes origines, de ton accent" ; quelle est la langue parlée à la maison, entendue ou écrite.
Mais ce sont les questions qui suivent, une quarantaine de numéros plus loin, qui ont suscité les foudres de syndicats et de politiques : "As-tu une religion, si oui laquelle ?" ; "Est-ce que tu crois en Allah/Dieu/Yahvé ?" ; "Fêtes-tu les fêtes religieuses ?" ; "Dans la vie de tous les jours, est-ce que tu portes une croix, une kippa, un voile ou une médaille ?" D'autres questions balaient encore le sentiment d’appartenance à la Corse, à la France, l’impression de sécurité ou encore l'intégration.
Ce projet de questionnaire, intitulé "La Diversité Corse", a été élaboré par "les enseignants-chercheurs de l’Università di Corsica", indique l’en-tête du document. Il a été lancé à l’initiative du président nationaliste de l’Assemblée de Corse, Jean-Guy Talamoni. Il vise à aider à dresser un état des lieux de la "diversité culturelle en Corse". Dans une lettre adressée le 10 février dernier au président de l’Université, Jean-Guy Talamoni expliquait sa démarche : "La présence de plusieurs cultures sur le territoire insulaire est une incontournable réalité", écrivait-il. "En d’autre terme, la société corse est culturellement hétérogène et l’objectif assigné consiste à élaborer un modèle de gestion de cette diversité."
Une enquête pour dresser un "état des lieux"
Pour appuyer sa démarche, Jean-Guy Talamoni rappelait notamment quelques évènements récents qui ont secoué l’île. L’épisode des Jardins de l’Empereur, par exemple : en décembre 2015, une équipe de sapeurs-pompiers, appelée pour intervenir sur une fausse alerte au feu à Ajaccio, était tombée dans un guet-apens ; la rixe de Sisco en août dernier, qui avait débouché sur un débat national autour du burkini. Ou encore l’histoire de Prunelli di Fium'orbu, en juin 2015 : l’école avait dû annuler sa kermesse, après que deux institutrices, qui avaient voulu faire chanter aux enfants "Imagine" de John Lennon en 5 langues, dont l’arabe, ont reçues des menaces racistes. Quelques exemples aux relents communautaires, particulièrement "emblématiques" et "médiatisés", parmi d’autres, mais qui "placent les élus dans l’ardente obligation d’agir pour éviter la survenance de situations de rupture susceptibles de s’avérer irréversibles", indiquait Jean-Guy Talamoni.
Et pour agir, rien de mieux que savoir où l’on met les pieds. L’enquête visait donc selon lui à dresser un état des lieux, pour donner des éléments de réflexion à une "conférence permanente", habilitée à plancher sur le sujet. Le président reconnaissait que "cet exercice n’(était) pas aisé", se "heurtant à des obstacles d’ordre juridique". Et c’est pour contourner ces obstacles qu'il avait cru bon de solliciter la "contribution d’enseignants chercheurs" qui ont élaboré une première mouture du questionnaire.
Mais ces précautions n'ont pas suffi. C’est un politique, François Tatti, président divers gauche de l’agglomération de Bastia, et conseiller territorial, qui a dégainé vendredi dernier, en divulgant ce projet et en se disant "profondément heurté" par la démarche. "De quel droit interrogerait-on des enfants à partir de 8 ans sur le travail des parents, des frères et sœurs, sur les habitudes alimentaires", explique-t-il sur Twitter, estimant le questionnaire "contraire à tous les principes de protection des libertés individuelles de conscience et de culte. Ils sont en contradiction avec les principes de laïcité de l’Education nationale et de protection des enfants."
ma réaction au projet inacceptable de diffusion d'un questionnaire "ethnique" dans les écoles de Corse @najatvb https://t.co/Md0c74CzeC — François Tatti (@ftatti) 18 mars 2017
Ce n'est pas original, ni absurde
Patrick Simon, directeur de recherche à l'Ined
Des syndicats enseignants ont, eux, dénoncé le "caractère intrusif" de certaines questions. Selon eux, elles peuvent être interprétées comme une volonté cachée de rassembler des statistiques communautaires. La LDH, elle, déplore un "manque de rigueur", et des questions peu adaptées à la réalité des enfants.
Pourtant, rappelle à LCI Patrick Simon, directeur de recherches à l’Institut national d’études démographiques (Ined), faire passer des enquêtes de cette nature à des enfants en milieu scolaire se pratique régulièrement. "Ce n’est pas original, pas absurde, mais un peu plus compliqué car il faut adapter les questions à l'âge des répondants", estime-t-il. La démarche nécessite aussi et surtout "d’informer les familles et avoir leur consentement. Il convient également, d’associer les enseignants, afin qu’ils soient au courant et encadrent les élèves".
L'autre aspect du problème est que ce genre de questions est considéré comme "sensible". Elles sont ainsi strictement encadrées par la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés). L’article 8 de la loi Informatique et libertés interdit en effet de recueillir et d’enregistrer des informations faisant apparaître les origines "raciales" ou ethniques, ainsi que les appartenances religieuses des personnes. Mais il existe certaines dérogations à ce cadre légal. Chercheurs et statisticiens ont ainsi la possibilité de conduire des études sur la diversité en s’appuyant sur ce genre de données, "sous réserve de respecter l’encadrement rigoureux fixé par la loi et le Conseil constitutionnel", indique la Cnil sur son site. "Il n’est pas interdit de faire ce genre d’enquête si elle rentre dans le cadre légal", précise Patrick Simon. "La Cnil exige le consentement des personnes qui répondent, et la garantie de l’anonymat. Ce genre d’enquête doit faire l’objet d’une déclaration simplifiée auprès de l’institution." Pour l'instant, impossible de savoir si ce genre de déclaration a été faite. Mais Jean-Guy Talamoni a indiqué à l'AFP que les questionnaires étaient "conformes aux prescriptions de la Cnil."
La question de l'objectif de l'enquête
En 2008, l’Insee et l’Ined avaient d’ailleurs conduit une enquête similaire intitulée "Trajectoires et origines". Elle abordait, là aussi, des questions d’identité ou de religion. "Plusieurs des questions ont d’ailleurs été reprises dans l’enquête corse", note Patrick Simon. Lui ne se dit "pas choqué de la démarche, de poser des questions sur la religion ou d’identité aux enfants". "La réaction de dire 'la France est laïque, on ne pose pas de questions sur ce sujet', ou de reprocher l’'aspect intrusif', n’est pas bonne à mon sens. Au contraire, c’est important et très intéressant de faire quelque chose sur cette thématique. Evidemment, on touche à des domaines personnels, mais qui ont une incidence sociale. Ne pas parler de religion est par exemple un peu curieux, car c’est un vrai sujet de sociologie, et qui n’est pas absent des débats actuels".
Ce qui peut poser problème est, note-t-il, "l’objectif de l’enquête, et l’utilisation faite de ces statistiques". "On ne peut pas préjuger de l’exploitation faite des résultats", note le chercheur. "Est-ce que cela aboutirait à dire : 'On n’est plus chez nous en Corse', ou à l’inverse considérer que la Corse est une région où la population est diverse et la culture plurielle ? Mais il ne faut pas confondre une enquête de connaissance et un fichier comme celui que Robert Ménard a fait à Béziers pour recenser les élèves musulmans dans les classes. Ce n’est pas du tout la même chose."
Le contexte est, il est vrai, tendu sur ce genre de question, d’autant plus en cette période électorale où se multiplient les débats autour de l’identité nationale ou de l’immigration. Tout ceci peut favoriser les raccourcis, la méfiance vis-à-vis de ces enquêtes, en y voyant une stigmatisation de communautés. "C’est une erreur d’interprétation, car normalement la connaissance sert justement à éviter la stigmatisation, à donner des arguments pour l’éviter", estime Patrick Simon. Quoi qu'il en soit, pour l'instant, le rectorat a suspendu la diffusion du questionnaire.
Sur le
même thème
- Changer de nom devient plus facile : qui sont les Français qui le font ?Publié le 30 juin 2022 à 18h52
- Le statut de site d'information attribué à FranceSoir a-t-il bien été renouvelé ?Publié le 13 avril 2021 à 13h03
- Ces enseignants racontent ces fois où, dans leur classe, la laïcité a été ébranléePublié le 21 octobre 2020 à 13h04
- Faire signer une charte de la laïcité dans les clubs de sport amateur, est-ce efficace ?Publié le 2 octobre 2020 à 11h00
- Enquête sur les dérives des écoles hors contratPublié le 2 octobre 2020 à 11h29
- Peut-on vraiment affirmer que la France "est sûrement le pays le moins raciste au monde" ?Publié le 15 juin 2020 à 11h06
- Protection de l'Enfance : "En un an, il ne s'est pas passé grand chose"Publié le 20 janvier 2020 à 21h39
- D'après Jordan Bardella, "un tiers des musulmans en France est favorable à la charia" : d'où vient ce chiffre ?Publié le 11 avril 2019 à 16h29
- A l’EM Lyon, des étudiantes notées sur leur physique : l’étonnante défense des élèvesPublié le 3 août 2018 à 17h29
- Serait-il légal d'exproprier des propriétaires de résidences secondaires comme le souhaitent des élus corses ?Publié le 1 septembre 2019 à 18h43
Tout
TF1 Info
- 1Guerre en Ukraine : le MAMBA, ce système de défense antimissile promis à Kiev par la France et l'ItaliePublié le 3 février 2023 à 22h11
- 5
- 6Le bac à compost devient obligatoire dès 2024Publié hier à 18h55
- 7VIDÉO - L'incroyable découverte d'un chasseur de trésor amateur britanniquePublié le 3 février 2023 à 15h59
- 8Risques d'érosion : quelles sont les villes menacées en France ?Publié le 3 février 2023 à 17h28
- 9Six Nations : Ange Capuozzo, la menace italienne que la France connaît bienPublié aujourd'hui à 7h00
- 10Homo sapiens : des fouilles dans des grottes du Laos bousculent la chronologie de notre évolutionPublié le 3 février 2023 à 14h44
- 1Embargo sur le diesel russe : vers une nouvelle hausse des prix à la pompe ?Publié aujourd'hui à 11h14
- 2Hausse des prix : La Guerre en Ukraine est-elle la seule cause de l'inflation ?Publié aujourd'hui à 11h06
- 3Météo : les températures hivernales sont de retour cette semainePublié aujourd'hui à 11h06
- 4VIDÉO - Les incendies d'hiver sont-ils toujours plus fréquents ?Publié aujourd'hui à 10h53
- 5Accusée de "manque d'empathie", Elisabeth Borne réplique à Laurent BergerPublié aujourd'hui à 10h44
- 7INTERVIEW - "J'y réfléchis" : Benjamin Netanyahu évoque la livraison d'un système de défense à l'UkrainePublié aujourd'hui à 10h22
- 9EN DIRECT - Guerre en Ukraine : l'embargo européen sur le diesel russe entre en vigueurPublié aujourd'hui à 9h59
- 10Clermont-Ferrand : une jeune femme meurt dans un accident de manègePublié aujourd'hui à 9h52
- 1VIDÉO - Les Français sont-ils vraiment les champions du monde de la grève ?Publié aujourd'hui à 9h00
- 2Grève dans le secteur de la petite enfance : "On se sent maltraités"Publié le 2 février 2023 à 19h13
- 3La question de la semaine : pourquoi rêve-t-on que l’on perd ses dents ?Publié le 6 mai 2016 à 20h40
- 4Avec la réforme, 4 Français sur 10 partiront-ils à la retraite avant leurs 64 ans ?Publié le 2 février 2023 à 19h52
- 5Cannabis : le maire de Bègles souhaite expérimenter sa légalisationPublié le 3 février 2023 à 20h40
- 6Réforme des retraites : cinq choses à savoir sur la pension de 1200 euros garantisPublié le 11 janvier 2023 à 14h26
- 7
- 9Grèves : trains, carburant, stations de ski... à quoi s'attendre pour les vacances scolaires ?Publié le 2 février 2023 à 14h42
- Politique"Favoritisme" : l'affaire qui tombe mal pour Olivier Dussopt
- InternationalUn ballon espion chinois abattu par les États-Unis
- SportsSix Nations 2023 : dernier test majeur pour le XV de France avant le Mondial
- Police, justice et faits diversPortée disparue, Sihem, 18 ans, retrouvée morte dans le Gard
- InternationalMort de Tyre Nichols : la nouvelle affaire qui choque l'Amérique