Black blocs : "La balle est dans le camp des manifestants"

Propos recueillis par Frédéric Senneville
Publié le 9 décembre 2020 à 12h55, mis à jour le 9 décembre 2020 à 13h48
Black blocs : "La balle est dans le camp des manifestants"

Source : Anne-Christine POUJOULAT / AFP

UNE VIEILLE HISTOIRE - Pour le journaliste Christophe Bourseiller, qui a étudié de près leur genèse, les partisans du "Black blocs" sont loin d'être une génération spontanée. Leur mouvement a une histoire et des traditions, et leur présence dans les dernières manifestations est tout sauf une surprise.

La manifestation parisienne contre le projet de loi "Sécurité globale", a dégénéré très rapidement en violences et dégradations diverses, semblant prendre de court la police. Pour le journaliste Christophe Bourseiller, qui s'apprête à publier un livre retraçant l'histoire de l'ultra-gauche, Black bloc n'est pas que le nom d'une tactique de guérilla urbaine. Pour lui, c'est un mouvement plus structuré qu'on ne le croit généralement, héritier d'une histoire vieille de près d'un siècle.

À quelle époque peut-on faire remonter l'origine du mouvement des Black blocs ?

Il y a toujours eu en France, depuis le début du XXᵉ siècle, une sensibilité libertaire, anti-autoritaire, et ultra-minoritaire, qui conteste l’État, et qui veut détruire ses symboles. On se souvient des célèbres attentats anarchistes à la fin du XIXᵉ siècle, et au début du XXᵉ. C’est une sensibilité anti-autoritaire qui a toujours perduré.

Puis est arrivé mai 1968, où on a vu apparaître un pôle anti-autoritaire de plus en plus important, et il y a un acte fondateur, qui remonte à 1971, le jour où des militants, ou des "révolutionnaires anti-autoritaires" ont procédé au cassage et au pillage de boutiques de la rue Gay-Lussac à Paris. Ce moment marque le début d’un mouvement de contestation des manifestations officielles. 

Le "cortège de tête" des manifestations

On a d’abord traité ces militants de provocateurs, voire de pillards. Mais à partir de 1975, on leur a accolé un épithète venu d’Italie : les autonomes. Ils se considèrent eux-mêmes comme tels, tout simplement parce qu’ils refusent toute étiquette politique. Mais s’ils trouvent que cet étiquetage politique "relève du passé", ils sont tout de même les héritiers d’une solide tradition libertaire anti-autoritaire.

Tout au long des années 1970-80-90, on les a vus tout casser en bordure des manifestations, attaquer la police. Selon un scénario qui est exactement le même que celui qu’on voit en 2020. Il n’y a, de ce côté-là, absolument rien de nouveau.

Dans les années 1980, ces groupes sont particulièrement actifs en Allemagne. C’est en 1982 que la police berlinoise les surnomme les Schwarzer Block (qui deviendront les Black Blocs en anglais) parce qu’elle les voit arriver dans les cortèges comme un bloc noir. Et c’est vrai qu’eux-mêmes considèrent qu’ils sont un bloc autonome, en bordure des manifestations. D’ailleurs avec un certain humour, ils disent qu’ils forment le "cortège de tête", puisqu’ils essaient de se placer au-devant de la manifestation, pour tout piller et détruire. 

Car leur agenda c’est celui-là : ils s’en prennent directement et physiquement à ce qu’ils considèrent comme des symboles du capitalisme ou de l'État. Donc ils vont s’en prendre à certaines boutiques, mais pas à toutes : les agences immobilières, les magasins de luxe, et bien sûr les banques. Et évidemment la police, qui symbolise l’État. C'est bien ce qu'on a vu samedi dernier.

À Notre-Dame-Des-Landes, au temps de sa splendeur, il y avait un "village anti-autoritaire"
Christophe Bourseiller

Ces mouvements sont assez anciens pour avoir leurs figures historiques tutélaires, leurs grands ancêtres, et leurs gourous. Ils s’enracinent aussi dans une riche histoire, avec ses revues, ses auteurs, ses théoriciens. Ils sont aussi connus de longue date par les services de renseignement et de police, qui connaissent tous leurs rouages, depuis très longtemps.

Un renouvellement générationnel a lieu à partir des années 2000. Ce qui nous amène à aujourd’hui avec des gens beaucoup plus jeunes dans les manifestations, mais dans la continuité de cet héritage. Ce sont en général des jeunes gens d’origine européenne, issus des classes moyennes. Des gens qui ont fait des études, et qui généralement sont très cultivés. Les textes très complexes des théoriciens dont ils se réclament, il faut pouvoir les lire !

Certains sont même issus de la bourgeoisie, et se sont déclassés volontairement, pour vivre dans les bases arrières des blocs autonomes : les  squats, ou les communautés. Certains sont passés dans les Zones à défendre, les fameuses ZAD, comme Notre-Dame-Des-Landes. Le terme de ZAD a d’ailleurs été inventé par les autonomes, c’est vraiment une création de ces courants.

À Notre-Dame-Des-Landes, au temps de sa splendeur, il y avait un "village anti-autoritaire", qui était le bastion de ces gens-là. Mais d’autres habitants de la ZAD, tout autant anti-autoritaires, ne prônaient pas le recours à la violence.

Historiquement, ils se relient à l'ultra-gauche... à ne pas confondre avec l'extrême-gauche
Christophe Bourseiller, journaliste

Historiquement, ils se relient à une vieille école marxiste, qui est l’ultra-gauche… à ne pas confondre avec l’extrême-gauche. L’extrême-gauche, c’est l’ensemble des courants révolutionnaires de gauche, trotskystes, maoïstes, etc. L’ultra-gauche est un courant spécifique, qui remonte à 1920, et qui se définit comme marxiste et anti-autoritaire. 

C’est pourquoi le livre que je vais publier en janvier s'appellera "La Nouvelle histoire de l'ultra-gauche"*, et qu’il retracera effectivement une histoire qui va de 1920 à 2020. Cette histoire est aussi celle des Black blocs, ce livre expliquera leur généalogie : ils ne sont  pas nés d’hier, ce mouvement n’est en rien nouveau.

Portland, c'est tout simplement une ZAD
Christophe Bourseiller

Est-ce qu’on observe le phénomène ailleurs qu’en France ?

Bien sûr, il y a des phénomènes analogues dans toute l’Europe, et on l’a vu aussi très fortement aux États-Unis, avec les manifestations Black Lives Matter, où les affrontements très violents étaient liés à la présence de black blocs. 

Des blocs autonomes sont apparus un peu partout aux États-Unis. Portland, c’est tout simplement une ZAD : c’est la même chose, et c’est le même courant. C’est un phénomène international aujourd’hui, cette gauche libertaire et anti-autoritaire est présente dans la plupart des pays occidentaux. Elle est très minoritaire bien sûr, mais aussi très activiste.

Qu’est-ce qui pose problème aux autorités pour les contrer ?

Cette question-là est finalement assez simple. Est-ce qu’on peut les empêcher d’agir ? Ce n’est pas un problème de police dans la mesure où les policiers et les services de renseignement les ont identifiés et infiltrés depuis longtemps. 

Donc ils connaissent à peu près tout de ces groupes. C’est plutôt un problème de justice, dans la mesure où les délits qu’ils commettent sont, par rapport à la législation française, trop légers pour qu’ils soient punis sévèrement. Quand ils passent devant un tribunal ils reçoivent des peines de prison avec sursis, ou des amendes mineures qu’ils arrivent à payer avec le collectif. Ce ne sont pas des peines qui les dissuadent. La police ne peut pas faire plus que ce qu’elle fait aujourd’hui.

C’est totalement contre-productif pour les organisateurs des manifestations.
Christophe Bourseiller, journaliste

La balle est plutôt dans le camp des manifestants. L’histoire des mouvements syndicaux et de gauche, montre que leurs manifestations ont toujours été confrontée à ce problème, depuis 1968 en tout cas. Ça fait donc plus de cinquante ans que ça dure. 

Jusqu’au début des années 2000, tout au long du 20ᵉ siècle, les organisateurs des manifestations avaient mis au point des services d’ordre, suffisamment dissuasifs pour chasser les importuns, les anti-autoritaires qui voulaient tout casser. Il se trouve que, pour des raisons complexes, les syndicats ont désormais vis-à-vis de ces groupes violents une sorte d’indifférence. Ils les laissent casser et ils ne s’occupent pas d’eux.

Dans les années 1970-80, même les mouvements d’extrême-gauche avaient des services d’ordre pour se débarrasser des casseurs, ce qui démontre que c’est un phénomène très ancien. Je me mets à la place des organisateurs de la manif de samedi dernier : ils luttent contre la loi de sécurité globale, or devant leur écran de télévision, la plupart des gens vont se dire "finalement cette loi, elle est justifiée". C’est totalement contre-productif pour les organisateurs des manifestations. Dès lors qu’ils prennent le risque de rassembler des dizaines ou des centaines de milliers de personnes dans la rue, ils doivent se structurer eux-mêmes, créer un service d’ordre et faire le ménage.

Là, nous étions dans un mouvement contre la loi de sécurité globale, avec des manifestants de gauche… qui doivent faire face à cette gauche alternative, anti-autoritaire et violente. Est-ce qu’ils l’admettent dans leurs rangs ? Si c'est le cas, ils ne peuvent plus se plaindre des cassages, des blessés ou des émeutes. Mais s’ils la rejettent, les organisateurs doivent s’organiser. Sinon, le phénomène est endémique et durera encore pendant 50 ans.

Est-ce que la stratégie des Black blocs fonctionne, à quoi leur a-t-elle servi jusqu'ici ?

D'abord à se développer numériquement, et à créer de nombreuses Zones à défendre (ZAD). Ce sont des succès géographiques intéressants. En plus, ils ont réussi à faire en sorte qu’on ne parle que d’eux. Et ça aussi, c’est une forme de succès.

Parfois, ils sont très contre-productifs, ils ont tendance à décrédibiliser les manifs officielles auxquelles ils participent. Mais ce n'est pas leur agenda, le leur ne s'arrête pas là, mais à une révolution totale. Peu leur importe que la gauche ou la droite soit au pouvoir, ce qu’ils veulent, c'est "détruire ce monde" tel qu’il est.

Dans les manifestations, on voit qu'ils s'en prennent rarement aux journalistes. Ils ont bien compris qu'ils sont des alliés objectifs, puisqu'ils parlent d'eux. Et ils ont besoin de cette publicité, car ils sont peu nombreux : s'ils veulent avoir de l’influence, il leur faut peser sur la société en dépit de leur petit nombre. C'est ce qu'ils viennent de réussir à faire samedi : en faisant énormément parler d'eux, tout le monde s'interroge sur leur motivation, et c'est ce qu'ils voulaient.

*Christophe Bourseiller, auteur de "Nouvelle Histoire de l'Ultra-gauche", à paraître le 14 janvier 2021 aux Éditions du Cerf.


Propos recueillis par Frédéric Senneville

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