Comme Kurzawa avec Deschamps, peut-on critiquer crûment son patron sans se faire licencier ?

par Sibylle LAURENT
Publié le 20 septembre 2017 à 7h49, mis à jour le 21 septembre 2017 à 17h18
Comme Kurzawa avec Deschamps, peut-on critiquer crûment son patron sans se faire licencier ?
Source : AFP

INTERVIEW – Dernière affaire en date dans le monde du football : Layvin Kurzawa, défenseur international du PSG, filmé alors qu'il se moquait du sélectionneur des Bleus Didier Deschamps. Des footballeurs qui s’en prennent à leur coach, c’est fréquent. A LCI, on s’est demandé ce que ça donnait dans le monde du travail.

Serge Aurier qui traite de "fiotte" Laurent Blanc. Eric Cantona qui taxe de "sac à merde" Henri Michel. Uli Stein qui dépeint Franz Beckenbauer en "clown baignant dans la soupe". Et, Layvin Kurzawa, défenseur international du PSG qui se moque de Didier Deschamps, dans une vidéo. Pour insulter leur patron, les footballeurs font preuve d’une admirable imagination. Et ont un trait commun : ils ne se font, peu ou prou, jamais virer. 

Alors, on s’est demandé : a-t-on vraiment le droit d’insulter son patron ? Ou plutôt : est-ce possible de le faire sans se faire virer ? Sur tout cela, Me Eric Rocheblave, avocat au barreau de Montpellier et spécialiste en droit du travail a sa petite idée. Il est d’ailleurs l’auteur d’une note tout à fait d’actualité "Petit guide des grossièretés au travail"

Vous êtes un rigolo, vous êtes un charlot de première"
Un salarié à son patron

Et les insultes au travail, il y en a beaucoup. "Con", "merde", "allez-vous faire foutre", "bordel", pour les plus classiques, "allez-vous faire tailler une pipe", "vous êtes un rigolo, vous êtes un charlot de première", pour les plus originaux, compilés dans les jugements prudhomaux. "Il existe énormément de contentieux basés sur le langage au travail. Cela fait partie des motifs évoqués très souvent aux prud’hommes", explique Me Eric Rocheblave. "Je pense qu’il y a plus de contentieux basés sur le langage, le relationnel, que sur les licenciements économiques", dit-il. 

Ce qui est d'ailleurs normal, pour lui, "le rapport humain qui est la base de la relation de travail." Là-dessus, la règle est claire : "Un salarié jouit à l’intérieur comme à l’extérieur d’une entreprise de sa liberté d’expression", rappelle l’avocat. "Mais celle-ci ne doit pas dégénérer en abus, ou porter atteinte à l’entreprise. C’est cette notion qui va être étudiée par les cours d’appel des prud’hommes : est-ce que quand vous prononcez tel mot ou tel autre vous avez abusé ?"

 

En soi, insulter son patron n’est pas sans risques, loin de là. L’employeur décide de la sanction : simple avertissement, licenciement pour cause réelle et sérieuse, ou licenciement pour faute grave, qui entraîne le départ immédiat du salarié, sans exécution du préavis, ni indemnités de départ. En revanche, proférer des injures à l’égard de son employeur ne caractérise pas en soi l’intention de nuire à celui-ci et ne constitue pas une faute lourde. 

Il est plus 'grave' de traiter son patron de 'con' à Angers qu’à Lyon, Caen ou Dijon"
Me Rocheblaye

Au final, où se situe donc la limite de ce qu’on peut dire à un employeur ? Là, pas facile de faire des généralités, arbitre Me Eric Rocheblave, décisions prud’homales à l’appui : "Il est plus 'grave' de traiter son patron de 'con' à Angers qu’à Lyon, Caen ou Dijon... " Démonstration : en 1999, la cour d’appel de Dijon a estimé que le licenciement d’un salarié qui disait travailler dans une "boîte à cons" était dépourvu de "cause réelle et sérieuse".  A côté de ça, la cour d’Appel d’Angers estime, elle, que traiter son employeur de "connard, petit con, bon à rien, incapable" constituait une faute grave. Pour la cour d’Appel de Caen, le fait pour un salarié de dire à son employeur que "ça ne l’intéressait pas de bosser avec un vieux con" revêt une cause réelle et sérieuse de licenciement mais pas une faute grave. 

Et ces différences de jugement sont les mêmes partout, pour tous types d’injures, que ce soit "je t’emmerde", "merde connasse", "tu me fais chier", "gros tas de merde", "bande d’enculés"... pour ne citer que les plus fréquents. "Les condamnations pour les dérapages de salariés sont laissées à l’appréciation des juges", estime l’avocat. "Et elles dépendent de nombreux paramètres : la position du salarié dans la hiérarchie, le secteur d’activité, les circonstances... Cela dépend aussi du lieu où le mot est prononcé : il ne sera pas apprécié de la même manière dans une tour de la Défense que dans un chantier dans le nord..." Certains mots, par exemple "biloute", sont plus tolérés dans le sud que dans le nord. Le fait que l’injure soit affublée d’un qualificatif, comme "petit" ou "gros" peut changer toute la décision. "En 2001, la cour d’appel d’Orléans estime ainsi qu’un employeur qui dit à son salarié "t’es con", ne justifie pas une rupture conventionnelle. Quelques mois après, la même cour traite le cas d’un employeur qui dit à son employé : "T’es trop con", et a estimé que cela motivait la séparation. 

Certains contextes peuvent également "justifier", ou "excuser les injures", en étant mises sur le compte d’un état d’exaspération et de fragilité psychologique dans lequel était le salarié. D’autres circonstances peuvent jouer, par exemple, l’ancienneté du salarié. S’il a été irréprochable pendant 10 ans, "les juges seront peut-être plus tolérants", pronostique Me Eric Rocheblave. "De même, si les propos sont tenus dans un bureau où il y a deux personnes, est différent que si l'on injurie son patron au milieu de la clientèle avec une volonté de l'enfoncer." Dans l'affaire qui nous occupe (celle de Kurzawa), un bar à chicha n'est pas Clairefontaine, le QG des Bleus. 

De l'art d'être très grossier sans utiliser de gros mots

La gravité d'une injure varie également en fonction du domaine d'activité : si le football professionnel demeure un secteur confidentiel, "certaines professions autorisent un langage 'fleuri'", rapporte Me Eric Rocheblave. "Par exemple dans le bâtiment, on ne se formalisera généralement pas de se faire traiter de 'tapette'. Alors que dans d’autres métiers, comme avocat ou journaliste, on n’admettra pas l’utilisation des mêmes mots", détaille Me Eric Rocheblaye. Un chauffeur de poids lourds a ainsi obtenu gain de cause, pour avoir répondu à son chef devant ses collègues "Je ne suis pas là pour faire ta pute". La cour de cassation a en effet, estimé "que leur vulgarité n'excédait pas les limites de ce qui est admissible dans l'univers professionnel des chauffeurs routiers". 

L’avocat rappelle une autre affaire qui avait fait parler, en avril 2016 : alors qu’un coiffeur licencié s’estimait victime de discrimination pour avoir été traité de "PD", les prud’hommes de Paris avaient estimé que ce terme dans ce contexte n’était pas une insulte, car "il est reconnu que les salons de coiffure emploient régulièrement des personnes homosexuelles". "Cette décision est bien entendu critiquable, mais procède du même raisonnement", estime l'avocat. "A chaque fois, le juge doit  apprécier si ce mot est normalement acquis dans son secteur, mais considérer aussi que cela blesse la personne." 

Malgré tout cela, salariés, sachez-le : "Rien n’interdit à un salarié de critiquer un employeur", rappelle Me Eric Rocheblaye. "C’est l’abus qui est sanctionné, l’emploi de gros mots." Et le tout est donc de savoir être malin : "Vous pouvez êtes très grossier sans utiliser de gros mots, tout ça dans le cadre de la liberté d’expression. Au lieu de dire 'gros nul', dire 'ses compétences ne sont pas à la hauteur du travail demandé'. Après, il faut évidemment apporter les preuves." En l'occurrence, le palmarès de Didier Deschamps à la tête des Bleus (finaliste de l'Euro et quart de finaliste du Mondial) ne prête pas à discussion. 


Sibylle LAURENT

Tout
TF1 Info