"Pour ne pas perdre de temps, j'en fais manger deux à la fois" : contre la maltraitance des personnes âgées, on agit quand ?

Anaïs Condomines
Publié le 20 septembre 2018 à 20h15, mis à jour le 20 septembre 2018 à 20h49

Source : JT 20h Semaine

ENQUÊTE - Alors qu'Envoyé spécial diffuse ce jeudi un reportage accablant sur la situation dans les Ehpad, se pose la question du traitement réservé à nos anciens dans les maisons de retraites. Car, dans ce sujet réalisé en juin 2017 et que nous republions, soignants, médecins et principaux concernés brossent un tableau bien sombre de la prise en charge des personnes en perte d'autonomie dans ces établissement.

Claude, 84 ans, passera l’été dans sa maison. Très handicapée, elle a pourtant effectué récemment plusieurs séjours à l’hôpital et en EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). Mais la dernière fois, "elle a tenu un mois, c'est tout". "Mon lit n'était pas suffisamment sécurisé" témoigne-t-elle auprès de LCI. "Alors toutes les nuits, je dormais sur un petit fauteuil, en utilisant deux chaises pour poser mes jambes. Je souffrais de tous les côtés. Le matin, la toilette était rare. Une soignante m’aidait de temps en temps à prendre une douche, mais elle disait qu’elle devait se dépêcher." Et Claude de se souvenir encore : "Avant cela, à l’hôpital, j’avais déjà eu une mauvaise expérience. Je suis tombée, et l’infirmière, en me relevant, m’a balancée si fort sur le lit que je me suis évanouie." Quasiment aveugle et limitée dans ses mouvements, l'octogénaire reçoit aujourd'hui la visite de soignants à domicile, même si elle l'avoue, la solution est loin d'être optimale : "Au moment de me coucher, parfois, je ne trouve plus mon lit alors vous voyez, ce n'est pas facile..."

Ce que Claude dit avoir vécu s’appelle de la maltraitance. Comme elle, selon l’Organisation mondiale de la santé, une personne âgée sur dix est confrontée chaque mois à de mauvais traitements. Un chiffre illustré par les sordides affaires qui occupent régulièrement les tribunaux, à l’image du procès de cette aide-soignante de Roanne, condamnée à un an de prison avec sursis en novembre 2015 pour "violences habituelles sur personnes vulnérables". Mais au-delà du fait-divers, que représente la partie immergée de l’iceberg ? Car toujours selon l’OMS, la maltraitance des personnes âgées peut prendre différentes formes. "Acte unique ou répété", elle se caractérise aussi par "l’absence d’intervention appropriée dans le cadre d’une relation censée être une relation de confiance, qui entraîne des blessures ou une détresse morale pour la personne". Alors qu’à l’horizon 2060, selon une projection de l’INSEE, le nombre de personnes âgées dépendantes pourrait atteindre 2,3 millions, contre 1,17 million en 2012, quel est l'état des lieux de la violence envers les personnes âgées, et quel avenir imaginer pour la prise en charge de nos anciens ? 

En moyenne, entre 9 et 10 minutes par résident

Joseph Krummenacker, président de la Fédération nationale des associations de personnes âgées et de leurs familles (FNAPAEF), reçoit régulièrement des témoignages de proches de personnes en perte d'autonomie placées dans un établissement. "Elles s'aperçoivent, par exemple, que leur parent a chuté sans qu'on leur dise quoi que ce soit et que la fracture s'est ressoudée d'elle-même..."Pour lui, le principal problème réside dans "la maltraitance institutionnelle". Ce principe qui veut que, au-delà des mauvais traitements manifestes, il existe une violence "latente et insidieuse due aux dispositifs publics et au regard sociétal". Résultat, selon lui ? "Un manque alarmant de personnel et de financements. Voilà pourquoi on entend des soignants nous dire qu’ils n’ont pas le temps de tout faire, ne peuvent pas répondre à tous les appels des résidents, ont peu de temps pour la toilette ou ne sont pas attentifs."

Ces conditions de travail, Emilie, aide médico-psychologique de 34 ans, a accepté de les dévoiler sous couvert d'anonymat. Et pour démontrer son surmenage, nous décrit une journée-type dans l'Ehpad de Charente-Maritime où elle est employée : "Je travaille de 7 heures à 20 heures, avec une pause de deux heures l'après-midi. Dans chaque unité, nous sommes deux personnels pour 26 ou 28 résidents. Les toilettes commencent dès 7h15. Il faut qu'elles soient terminées à 11h30. En moyenne, je passe entre 9 et 10 minutes par résident. Cest comme si je manipulais une poupée, même si j'essaie de leur parler en même temps, histoire d'en faire un moment aussi agréable que possible. Ensuite, c'est le déjeuner. Nous sommes 4 personnels pour servir 60 résidents. Pour ne pas perdre de temps, j'en fais manger deux à la fois. A partir de 13 heures, les personnes grabataires sont dans le salon, elles restent devant la télé... et voilà. Je trouve ça inhumain, c'est comme s'ils avaient un bouton off et quon leur disait 'maintenant tu ne bouges plus ! ' A l'école, je n'ai pas été préparée pour ça. Sur le tas, j'ai découvert que c'était l'usine. A 19h45, la course reprend. Il faut coucher un maximum de résidents en un minimum de temps pour que la veilleuse de nuit en fasse le moins possible. Cest comme ça, c'est le protocole."

Des cas de maltraitance sur personnes âgées dans l’EureSource : JT 13h Semaine
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En France, les dents de nos vieux ne sont pas soignées !
Agnès Guetner, fondatrice d'Incisiv

Un personnel dépassé qui peine à couvrir les tâches imposées dans la journée. Agnès Gepner, dentiste et fondatrice d'Incisiv, un service dentaire à domicile et en Ehpad, en fait régulièrement les frais. "Incisiv intervient dans près de 300 établissements" détaille-t-elle à LCI. "Seuls 10% d'entre eux, je dirais, ont fait preuve de combativité pour favoriser notre intervention, car les soins dentaires ne sont pas assimilés à des soins médicaux en Ehpad. Les soignants sont accaparés par des tâches administratives chronophages et les soins dentaires figurent très largement au dernier rang de leurs préoccupations" constate-t-elle, déplorant ainsi : "En France, les dents de nos vieux ne sont pas soignées ! On se retrouve avec des situations dentaires ignobles, épouvantables, qui ont des conséquences directes sur la dénutrition. La plupart des résidents ne disent pas qu'ils souffrent à cause des troubles cognitifs ou parce qu'ils sont résignés ou apathiques. Mais au final, on est face au déni d'une problématique majeure." Les chiffres de la DREES (direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques) lui donnent raison. Dans un rapport de décembre 2016, on lit ainsi : "Si elle est globalement très dégradée pour l'ensemble des personnes âgées, la santé bucco-dentaire des personnes résidant en établissements l'est encore plus. Parmi les personnes âgées résidant en institution, 56% déclarent avoir perdu toutes leurs dents (ou presque), contre 42% des personnes âgées vivant à domicile." De la même manière, "35% des résidents en institution ont un indice de masse corporelle impliquant une situation de dénutition, contre 15% des personnes âgées vivant à domicile."

Le constat est bien connu des syndicats infirmiers qui n'ont de cesse de réclamer davantage de moyens financiers et humains lors de chaque mouvement de grève, auprès des pouvoirs publics. Alors avec l'élection d'Emmanuel Macron, la situation va-t-elle évoluer ? Nous avons jeté un coup d'oeil au volet "dépendance" de son programme. Macron candidat souhaitait entre autres prévenir la dépendance en réduisant la pauvreté, aider au maintien à domicile en favorisant l’habitat partagé ou encore améliorer la vie quotidienne des personnes âgées en favorisant la télémédecine dans les Ehpad. Rien qui ne concerne directement les situations de maltraitance. 

Capture d'écran site Emmanuel Macron

Chez la ministre, pas encore de feuille de route

Pour aller plus loin, nous avons sollicité la nouvelle ministre des Solidarités et de la Santé, Agnès Buzyn. Alors qu'en 2011, 693.000 personnes de plus de 60 ans étaient hébergées en Ehpad, ces pratiques de mauvais traitements figurent-elles au cœur d’une réflexion de la part de ses services ? Son entourage nous répond : "Cela fait évidemment partie des sujets de préoccupation et des futurs axes de travail de la ministre ; en revanche, comme la feuille de route n’est pas encore arrêtée il est trop tôt pour répondre plus concrètement à votre question."  Nous n’en saurons pas davantage.

En attendant que des solutions concrètes soient proposées, certaines initiatives voient déjà le jour afin de permettre aux personnes âgées d’éviter l’option Ehpad. C'est le cas du réseau CetteFamille qui se charge de mettre en relation des accompagnants agréés et rémunérés avec des personnes en perte d'autonomie, bénéficiaires de l'APA  (allocation personnalisée d'autonomie). L'objectif : effectuer un suivi médico-social personnalisé et intégrer la personne âgée à la vie d'une nouvelle famille. Agathe Pommery, co-fondatrice, explique à LCI : "En voulant aider un voisin à trouver une maison de retraite, on est tombé sur des dizaines d'annonces de familles d'accueil sur le Bon Coin. On en compte environ 10.000 en France, et personne ne le savait! Aujourd'hui, on remarque que le niveau d'autonomie des personnes âgées dans le réseau augmente à leur arrivée dans une famille, avant de reprendre son cours normal. Quant aux accueillants, ils sont nombreux à avoir travaillé auparavant dans les Ehpad et à nous dire : 'quelle joie de pouvoir prendre mon temps pour m'occuper d'une seule personne'". Un service qui coûte entre 1500 et 1800 euros par mois, soit 30% de moins environ qu'en maison de retraite. 


Anaïs Condomines

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