NUCLÉAIRE - Des dizaines de milliers de personnes ont été impactées par les essais nucléaires menés entre les années 1950 et 1996 en Polynésie ou au Sahara. Il y a quelques jours, l'élu polynésien Oscar Temaru a annoncé avoir déposé une plainte contre la France pour crimes contre l'humanité. Si celle-ci a peu de chance d'aboutir, elle met en lumière le très faible nombre de victimes indemnisées : à peine 121 depuis 2010. Pourquoi si peu ? On vous explique.
Le 2 octobre dernier, une plainte a été déposée devant la Cour pénale internationale contre la France. Le dirigeant indépendantiste polynésien, Oscar Temaru estime que la France est coupable de crimes contre l'humanité en raison des essais nucléaires expérimentés en Polynésie durant trente ans. Entre 1966 et 1996, les atolls de Mururoa et Fangataufa ont été les lieux d'essais nucléaires français.
Pourtant, en 2016 déjà, une plainte pour crime contre l'humanité avait été déposée par l'église protestante de Polynésie. A l'époque, le président du Territoire, Edouard Fritch estimait que cette démarche était "vaine et sans issue" mais Oscar Temaru la jugeait justifiée. Une justification qui prend aujourd'hui forme. Cette plainte a-t-elle des chances d'aboutir ? Les juristes sont plutôt pessimistes.
La Cour Pénale Internationale n'est compétente que face à des crimes graves et répétés, commis après le 1er juillet 2002, qui touchent l'ensemble de la communauté internationale. De fait, seul le Conseil de sécurité de l'ONU, dont la France est un membre permanent, a le pouvoir de saisir le procureur de la CPI pour des faits antérieurs au 1er juillet 2002... ce qui, du coup, semble illusoire.
De la difficulté d'établir un lien entre les essais nucléaires et la maladie
Pour Maitre Cécile Labrunie, avocate de victimes de ces essais nucléaires, la reconnaissance du statut de victime est primordiale. Mais avant d'en arriver là, ce combat est long, fastidieux, laissant des dizaines d'habitants de Polynésie dans un état d'épuisement moral très important. Pour elle "la difficulté réside dans la conception du lien de causalité", entre la maladie de la personne et son séjour en Algérie ou en Polynésie à l'époque où ces essais étaient pratiqués". "On impose aux victimes d’apporter le lien de causalité, ce qui, dans les faits est impossible. Ce sont des cancers sans signature", précise-t-elle à LCI.
Pour être indemnisé il faut remplir des conditions de lieux, de temps et de maladie. Il faut avoir séjourné dans un périmètre géographique déterminé, à certaines dates, et avoir déclenché une maladie "radio induite" (Ndlr : déclenchée par la présence de radioactivité) inscrite sur une liste pré-établie. "Si l'un au moins de ces critères manque, alors la demande est rejetée", indique la loi. Toutes les demandes formulées puis rejetées partent en contentieux.
Selon nos informations, depuis janvier 2018, 35 requêtes en contentieux ont été formulées. Comme l'indiquait Me Labrunie à l'AFP, les victimes sont alors obligées "de passer par un contentieux nourri devant les juridictions administratives pour obtenir le droit à être indemnisés, au terme d'un long combat judiciaire".
Selon elle, "c'est un combat pour la reconnaissance qui doit être mené sur plusieurs fronts : "la reconnaissance par la justice et l'indemnisation". Longtemps tabou, l'impact de ces essais a été officiellement reconnu par la loi dite "Morin", adoptée le 5 janvier 2010. Le législateur venait enfin d'ouvrir la voie à une indemnisation des victimes de ces expérimentations en reconnaissant une liste de maladies radio-induites, essentiellement des cancers...
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11 % des demandes d'indemnisation sont approuvées
Ce système d'indemnisation mis en place au sein d'un comité, le CIVEN, a rendu son rapport annuel, en juin dernier. Depuis sa création, le Civen a enregistré 1 245 demandes d’indemnisation. Parmi eux, 923 venaient de militaire, 145 de la population polynésienne et 45 du Sahara algérien. Seules 11 % des demandes ont été acceptées depuis mars 2015. Selon Philippe Tardy, directeur du CIVEN, une procédure d'indemnisation est variable : "entre le moment où une personne dépose son dossier, où on l’examine, une lettre de dossier complet est envoyée et on a 8 mois pour décider de cette indemnisation".
Originellement, la notion de "risque négligeable"avait été incluse dans cette loi. "Un obstacle majeur, nous étions face à un mur", explique Me Labrunie. En effet, cette notion empêchait la plupart des demandes d'indemnisations. Un obstacle enfin levé en 2017, par la commission mixte paritaire. A ce jour, selon les derniers chiffres publiés, 121 personnes ont été indemnisées depuis la mise en place de ce comité et depuis 2013, trois maladies ont d'ailleurs été ajoutées à cette liste : ce qui élargit la possibilité d'obtenir une indemnisation et permet aussi le réexamen des dossiers précédemment rejetés.
"Chez les personnes qui ont été reconnues victimes, il y a ce soulagement de voir enfin aboutir ce contentieux avec une réponse : 'oui, vous avez été exposé, vous êtes malades et les deux sont liés'. On reconnait que les personnes sont victimes. C’est une reconnaissance du comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires", poursuit Me Labrunie.
Des critères d'indemnisation trop restrictifs ?
Problème : ce système est jugé trop restrictif par des associations de vétérans touchés par des maladies radio-induites. Comme l'explique Me Labrunie : "c'est le seul système d’indemnisation en France qui n’a pas prévu d’indemniser les veuves et les enfants. C'est une injustice de ne pas reconnaître un préjudice moral, matériel ou financier. La solidarité nationale doit prendre en charge ces préjudices". En effet, comme l'indique Philippe Tardy, "la loi dit que le CIVEN doit indemniser les préjudices des victimes. Pas ceux des ayants droits".
En d'autres termes, les ayants droits peuvent demander une indemnisation pour une personne décédée, mais c'est cette personne décédée qui est indemnisée : "quand la victime est décédée, l’indemnisation est versée aux ayants droits". Le montant des indemnisations est fixé par le CIVEN qui ne communique pas sur le barème : "nous nous basons sur la jurisprudence des tribunaux", toujours selon Mr Tardy. Une indemnisation moyenne se situe entre 70 000 et 75 000 euros. Un expert est mandaté pour évaluer les préjudices corporels et va coter la souffrance de la personne entre 0 et 7, notamment.
La partie Algérienne demande d'ailleurs que la liste de ces maladies soit élargie
Philippe Tardy, directeur du CIVEN
A ce jour, aucune étude n'a permis d'évaluer et quantifier précisément les personnes contaminées par les retombées radioactives. En 2009, le ministère de la Défense avait estimé dans son étude d'impact qu'au total, 127 000 personnes ont été impactées par ces essais, en Polynésie. Parmi ces personnes, 100 000 militaires, 8 000 civils du ministère, 12 000 employés d'entreprises extérieures au Centre d'Essais de Polynésie (CEP) et 7 500 du Commissariat à l'énergie atomique", précise l'étude. Chez la population, "2 000 personnes, dont 600 enfants de moins de 15 ans, résidaient pendant les essais aériens en Polynésie", indique-t-elle.
Comment expliquer un tel chiffre et si peu de dépôt de demandes d'indemnisation ? Pour Philippe Tardy, directeur du CIVEN, ce chiffre s'explique notamment par le fait qu'il y ait "21 maladies radio-induites dans la loi. A l'époque, les députés ont légiféré en se basant sur les connaissances scientifiques. La partie Algérienne, pour laquelle on ne connait pas précisément le nombre de personnes contaminées, demande d'ailleurs que la liste de ces maladies soit élargie". Il est également explicable par le fait qu'en Algérie, le tissu associatif qui peut aider les victimes présumées est moindre qu'en France.
Un espoir pour les victimes ? Une commission parlementaire sur les mesures d’indemnisation des victimes des essais nucléaires doit rendre début novembre de nouvelles préconisations sous l'égide de la sénatrice Lana Tetuanui (UDI). Son but : accélérer enfin ces indemnisations et permettre aux victimes d'être enfin reconnues.