L’affaire Gabriel Matzneff, écrivain accusé de pédocriminalité

A 14 ans sous l'emprise de l'écrivain Gabriel Matzneff : "le consentement" de Vanessa Springora provoque une déflagration

par Mathilde ROCHE
Publié le 28 décembre 2019 à 7h40, mis à jour le 2 janvier 2020 à 11h50
A 14 ans sous l'emprise de l'écrivain Gabriel Matzneff : "le consentement"  de Vanessa Springora provoque une déflagration

Source : ©JF Paga

"LE CONSENTEMENT" - Vanessa Springora, écrivaine et éditrice, publie un récit terrifiant sur l'emprise, notamment sexuelle, qu'a exercé sur elle l'auteur Gabriel Matzneff dans les années 1980. Elle avait alors quatorze ans et lui, cinquante. Dans un monde de l'édition où il fut longtemps de bon ton de distinguer littérature et morale, le livre provoque une déflagration.

"Vous êtes quand même un collectionneur de midinettes !" plaisante Bernard Pivot en s’adressant à l’écrivain Gabriel Matzneff dans l’émission littéraire Apostrophes. "Midinettes", un euphémisme complaisant pour parler de jeunes filles mineures. Pour parler de pédocriminalité. Nous sommes en mars 1990, Gabriel Matzneff est venu présenter son nouveau roman et ne cache pas son attirance pour les adolescentes. Sur le plateau, des extraits de ses récits lubriques déclenchent des gloussements amusés parmi les autres invités. Lorsque le présentateur insiste sur le fait que l'auteur "collectionne" les rapports avec de très "jeunes amantes", le ton est léger, sans l’esquisse d’un reproche. Sous l'alibi de la littérature, on adule la pédocriminalité.

Trente ans ont passé et l’écrivain n’a jamais été inquiété. Jusqu’au témoignage, intime et terrifiant, de Vanessa Springora, dans son livre Le Consentement, qui paraîtra le 2 janvier 2020. 

"Prendre le chasseur à son propre piège, l’enfermer dans un livre"

"Depuis tant d’années, mes rêves sont peuplés de meurtres et de vengeance. Jusqu’au jour où la solution se présente enfin, là, sous mes yeux, comme une évidence  : prendre le chasseur à son propre piège, l’enfermer dans un livre", écrit Vanessa Springora dans son préambule. L’autrice, nouvelle directrice des éditions Julliard, raconte avoir été victime du prédateur lorsqu’elle avait 14 ans. Plus de trente ans après les faits, elle décrit avec lucidité sa relation avec Gabriel Matzneff. Ce dernier, présenté dans le livre sous la seule initiale "G.", a tenu "V." sous son emprise pendant de longues années.

Grandissant au milieu de la maison d'édition où sa mère travaille, Vanessa Springora développe une admiration pour les écrivains, pour "ce beau monde cultivé, brillant, spirituel et parfois célèbre". Sa passion pour les livres s'accentue d'autant plus que sa situation familiale lui fait connaître une profonde solitude. "Un père aux abonnés absents qui a laissé dans mon existence un vide insondable. Un goût prononcé pour la lecture. Une certaine précocité sexuelle. Et surtout, un immense besoin d'être regardée. Toutes les conditions sont maintenant réunies", écrit-elle pour clore son premier chapitre, dédiée à son enfance.

A 13 ans, "V." est donc une adolescence fragile, aisément manipulable : une "proie" idéale pour Gabriel Matzneff comme l'écrit l'autrice. C'est à cet âge que l'écrivain la rencontre pour la première fois, alors qu'elle accompagne sa mère à un dîner mondain. Après avoir passé la soirée à la couver des yeux, "G." lui écrit de nombreuses lettres énamourées, jusqu'à ce qu'elle cède et accepte un rendez-vous. Elle vient de fêter ses 14 ans, il en a 50 et l'emmène directement chez lui. "D'une voix câline, il se vante alors de son expérience, du savoir-faire avec lequel il est toujours parvenu à ôter leur virginité aux très jeunes filles, sans jamais les faire souffrir allant jusqu'à affirmer qu'elles en gardent toute leur vie un souvenir ému", relate Vanessa Springora. Ainsi se referme sur elle le piège d'un homme qui lui impose sa sexualité tout en lui affirmant que leur rencontre "est un miracle, un véritable cadeau des dieux". 

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Le consentement d'un enfant en est-il vraiment un ?

Cette relation dure un peu plus d'un an, mais la poursuit durant des années. Vanessa Springora tente de s'extraire de son emprise lorsqu'elle apprend que Gabriel Matzneff enchaîne les conquêtes de filles et garçons à peine pubères, ou encore qu'il pratique le tourisme sexuel pour avoir accès à des mineurs toujours plus vulnérables. Mais, poursuit-elle, il la harcèle, et publie le récit de leur intimité dans ses livres. L'autrice écrit elle-même : "Je pense qu’il est extrêmement difficile de se défaire d’une telle emprise, dix, vingt ou trente ans plus tard."

De cette histoire fait émerger toute la complexité du "consentement". Le sien, celui d’une enfant de 14 ans manipulée, qui pense vivre l’amour mais n'a aucun point de comparaison. Le consentement de sa mère qui, bien que désemparée face à la situation et critique à l’égard de l’écrivain quinquagénaire, le couvrira face aux enquêtes de la Protection de l’enfance pour ne pas être elle-même accusée. Ce livre relance ainsi le débat sur les mesures de protection des mineurs. Le gouvernement actuel, dans sa loi contre les violences sexuelles d'août 2018,  a renoncé à instaurer un âge minimal de consentement sexuel à 15 ans, décevant très fortement les associations. Auprès de L'Obs, Vanessa Springora confie espérer "apporter une petite pierre à l'édifice qu'on est en train de construire autour des questions de domination et de consentement".

Enfin, Vanessa Springora aborde la question du "consentement général" de cette époque, les années 80. "Passé la surprise, le choc, elle [sa mère] consulte ses amis, prend conseil autour d'elle. Il faut croire que personne ne se montre particulièrement inquiet. (...) Il faudrait aussi un environnement culturel et une époque moins complaisants", écrit-elle.

Une époque où la pédophilie des artistes était considérée comme de simples écarts libertaires

En 1977, bien avant l'émission de Bernard Pivot, une lettre ouverte en faveur de la dépénalisation des relations sexuelles entre mineurs et adultes est publiée dans Le Monde. Elle est signée par un grand nombre d'intellectuels, psychanalystes et philosophes de renom dont Roland Barthes, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre... Dans le sillage de 1968, sous prétexte de libération des mœurs, la pédophilie n'est qu'un "droit à la différence" comme l'explique Libération dans un article publié en 2001, où le journal se repent d'avoir accueilli en ses pages de nombreux textes glorifiant ces relations.

Bien que le livre de Vanessa Springora ne soit pas encore sorti, l'annonce de son témoignage secoue le milieu littéraire et relance le débat de "la séparation de l'homme et de l'artiste", quand bien même son oeuvre mêle inextricablement les deux.

Cet article du Monde, intitulé Les temps ont changé, il est devenu indéfendable et publié lundi 23 décembre, propose à son tour une introspection, après des années de soutien envers l'écrivain. Il rappelle notamment qu'en 2013 encore, Matzneff avait reçu le prix Renaudot essai, signe que jusqu'à très récemment, l'écrivain avait encore ses admirateurs dans le petit monde de l'édition. A titre d’exemple, l’écrivain Yann Moix lui faisait une éloge dans cette tribune publiée au Figaro, écrivant avoir "bon espoir" qu’un jour «Gaby le Magnifique» comme il l’appelle, "s'installe dans la littérature française comme un de nos classiques." Le journaliste Pascal Praud confiait quant à lui au Point : "Plus qu'un livre de chevet, j'aime beaucoup Gabriel Matzneff, dont je crois avoir tous les livres. J'aime son style, ses formules, son rythme. J'aime ce qu'il dit et comme il le dit". Le Point, par ailleurs, compte encore actuellement Gabriel Matzneff dans ses chroniqueurs réguliers, pour des sujets spiritualité et religion.

L'extrait d'Apostrophes remis à disposition par l'INA a toutefois provoqué une vague d'indignation sur les réseaux sociaux. Les interprétations se sont inversées. L'intervention de l'écrivaine Denise Bombardier, seule contre tous sur le plateau lorsqu'elle témoigne son dégoût pour Gabriel Matzneff, est aujourd'hui applaudie. Bernard Pivot, tout en complaisance lors de l'émission, a été sommé de réagir par les internautes. "Nous sommes plus ou moins les produits intellectuels et moraux d'un pays et, surtout, d'une époque", écrit-il sans présenter d'excuses, attribuant la légèreté des témoins à une simple question de morale à géométrie variable. Depuis, de nombreuses personnalités se sont exprimées sur le "cas Matzneff" pour dénoncer l'impunité dont il a bénéficié. Un prise de conscience tardive mais nécessaire, à quelques jours d'une nouvelle décennie.


Mathilde ROCHE

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