À LA LOUPE - Le 1er mai dernier, des manifestants ont été bloqués entre les grilles de l’hôpital de la Pitié Salpêtrière et les barrages de policiers. Une technique de confinement de la foule appelée "nasse" qui, selon des manifestants, a incité quelques dizaines d'entre eux à entrer dans l'hôpital. Pour le défenseur des droits, qui parle "encagement", cette pratique ne repose sur "aucune base légale". Que dit la loi ?
Un cortège scindé en plusieurs groupes. Des manifestants à l'arrêt, obligés de patienter dans un périmètre verrouillé par les forces de l'ordre. Depuis le début du mouvement des Gilets jaunes, la technique dite de "la nasse" a été plusieurs fois utilisée et suscite des polémiques.
Le 1er mai dernier, de nombreux témoignages évoquent ainsi le confinement de manifestants boulevard de l'Hôpital, devant les grilles de la Pitié Salpêtrière. Cette nasse - terme qui désigne au départ un filet de pêche en forme d'entonnoir - pourrait avoir incité des manifestants à forcer les grilles et entrer dans l'enceinte de l'établissement pour se mettre à l'abri.
Cette pratique - censée permettre aux CRS et aux gendarmes de mieux sécuriser un cortège - est-elle encadrée par la loi ? Que peuvent faire et ne pas faire les forces de l'ordre ? Voici plusieurs éléments de réponse
De quoi parle-t-on ?
Si on se réfère à la définition du Défenseur des droits, la nasse est la technique qui consiste "à priver plusieurs personnes de leur liberté de se mouvoir au sein d’une manifestation ou à proximité immédiate de celle-ci, au moyen d’un encerclement par les forces de l’ordre qui vise à les empêcher de se rendre ou de sortir du périmètre ainsi défini."
"Une restriction à la liberté de circulation qui ne peut être motivée que par un objectif de maintien de l'ordre," nous précise Me Pierrick Gardien, avocat spécialiste des libertés publiques. "En matière de sécurité publique, les autorités peuvent prendre toutes décisions pour maintenir l'ordre public. Des décisions qui sont toujours proportionnées à l'objectif poursuivi." Contenir des manifestants est donc possible si les policiers estiment qu'elle est la meilleure solution à utiliser.
En anglais, la nasse est appelée kettling, qui provient du mot kettle, qui désigne une bouilloire en français. C'est justement l'effet 'bouilloire' qui est dénoncé. La tension monte rapidement au sein d'un groupe lorsque les manifestants ne peuvent pas sortir, se font contrôler et qu'ils ne connaissent pas les motifs de l'encerclement.
La CEDH valide la technique, mais...
Si en France, le Conseil d'Etat et la Cour de cassation - les deux plus hautes juridictions de notre pays - n'ont pas encore eu l'occasion de s'exprimer sur la technique de la nasse, la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) a validé ce dispositif. Les juges de Strasbourg se sont exprimés sur des faits remontant au 1er Mai 2001 à Londres. Les policiers ont décidé de maintenir des centaines de manifestants "afin de prévenir les atteintes aux personnes et aux biens". Les policiers ont ensuite procédé à des fouilles et contrôles d’identité et personne n'a pas pu sortir avant plusieurs heures.
Dans une décision rendue en 2012, la CEDH n'a pas jugé la technique de la nasse contraire à la Convention européenne des droits de l'Homme. Les plaignants se référaient à l'article 5 relatif au droit à la liberté et à la sûreté. Toutefois, les juges rappellent dans cet arrêt que "les autorités nationales doivent se garder d’avoir recours à des mesures de contrôle des foules afin, directement ou indirectement, d’étouffer ou de décourager des mouvements de protestation."
Nasse géante place Bellecour
Les utilisations récentes de la nasse lors des manifestations de Gilets Jaunes ne sont pas sans rappeler un affaire similaire à Lyon, le 21 octobre 2010, alors en plein mouvement contre la réforme des retraites. Les forces de l'ordre décident de boucler entièrement l'accès à la place Bellecour, empêchant ainsi environ 700 personnes d'en sortir. Elles furent littéralement encerclées pendant cinq heures avec des contrôles d'identité. Suite à cet événement, un collectif de victimes s'est constitué pour contester l'encerclement devant la justice. Les plaignants ont alors qualifié la technique de la nasse de "garde à vue à ciel ouvert."
Neuf ans après les faits, les juges ont prononcé un non-lieu à l'égard du Préfet et du Directeur départemental de la sécurité publique du Rhône. Les plaignants ont fait appel de cette décision en octobre dernier. Le Préfet et le Directeur de la sécurité publique seront de nouveau entendus comme témoins assistés.
Plus récemment à Paris, le 22 décembre 2018, une centaine de Gilets Jaunes sont bloqués rue de Vignon dans le 9ème arrondissement, alors qu'ils revenaient de la butte Montmartre. La photo nous a été envoyée par une manifestante coincée à l'intérieur du périmètre de confinement délimité par des CRS. Elle nous confirme être "restée debout plusieurs heures, sans accès à de l'eau. Toutes les identités ont été contrôlées et des policiers prenaient des photos." Une plainte collective a été déposée au mois de mars.
Le Défenseur des droits parle d' "encagement"
Le Rapporteur des droits, Jacques Toubon, a déjà exprimé ses inquiétudes sur la technique de la nasse. Dans un rapport de décembre 2017 et intitulé "Le maintien de l’ordre au regard des règles de déontologie", cette technique policière est même qualifiée "d’encagement". Jacques Toubon recommande que "la technique de l’encagement, mesure privative de liberté ne reposant sur aucune base légale, soit strictement définie par un cadre légal dans la mesure où le recours à cette technique apparaîtrait indispensable face à certains types de manifestants."
Le Défenseur des droits a été saisi de plusieurs affaires "mettant en cause un dispositif d’encerclement de manifestants par les forces de l’ordre, sans aucune possibilité de s’en extraire librement."Dans deux cas, en janvier 2013 et en décembre 2013, le Défenseur a estimé que la nasse n'était pas justifiée par les circonstances de maintien de l'ordre ou que les manifestants ne représentaient pas un danger.
"iIl devient de plus en plus nécessaire qu'un cadre réglementaire soir instauré"
Me Thierry Vallat
Un avis que partage Me Thierry Vallat, avocat, que nous avons contacté. "Il devient de plus en plus nécessaire qu'un tel cadre réglementaire soit instauré et que la doctrine d'emploi par les forces de l'ordre soit clairement explicitée, car cette technique de nasse manque aujourd’hui cruellement de règles."
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