Logiciel de comptage : comment fonctionne ce dispositif censé mettre tout le monde d’accord ?

par Sibylle LAURENT
Publié le 22 mars 2018 à 18h36, mis à jour le 22 mars 2018 à 18h50
Logiciel de comptage : comment fonctionne ce dispositif censé mettre tout le monde d’accord ?
Source : AFP

BATAILLE DE CHIFFRES - Pour la première fois, une vingtaine de médias ont fait appel ce jeudi à une société de comptage de manifestants. L’idée : arriver à faire la part entre les chiffres si différents avancés par la police et les syndicats.

C’est devenu un rituel, presque une ritournelle amusante, tant les chiffres n’ont rien à voir : à chaque manifestation, la police annonce ses comptages, les syndicats les leur, et, très souvent, les deux n’ont rien en commun. Mais alors, rien. Allant jusqu’à parfois 10 fois plus pour le nombre de participants. Tout ça laissant au spectateur le soin de se faire sa propre idée. Et aux deux camps de se livrer à une grande bataille de chiffres. 

Ce flou artistique va-t-il durer ? En tout cas, plusieurs médias pensent avoir trouvé la solution. Ils ont annoncé ce jeudi matin s’être alliés et avoir fait appel à un cabinet d’études et de conseil en communication pour compter, avec leurs propres moyens, les manifestants. Et ainsi pouvoir aligner leurs propres chiffres, aux côtés des sources syndicales et policières. Le premier résultat est tombé : alors que la CGT a compté 65.000 personnes dans le cortège parisien et la préfecture de police 49.000, le cabinet avance, lui, le nombre de 47.800.

Bataille de chiffres

"On ne peut pas être à la fois 30.000 et 150.000 à manifester", affiche ainsi sur sa page d’accueil, Occurrence, le cabinet à qui la vingtaine de médias ont fait appel. Ce n’est pas une première pour cette société, qui avait déjà commencé des comptages pour son propre compte lors de manifestations dès 2007. "Cela fait 10 ans que l’on compte", expliquait à LCI Jocelyn Munoz, chargé de mission dans le cabinet . "Nous sommes attachés à la véracité des chiffres, et on trouvait qu’il n’était pas normal de voir deux chiffres à chaque manifestation. Il y a un chiffre ! L’idée est de réussir à le donner, car c’est un indicateur de la mobilisation sociale, et on ne peut pas mentir comme ça." 

Le cabinet commence donc ses comptages en 2007, avant d’arrêter en 2010, devant le peu d'intérêt suscité à l’époque. "Et puis avec l’élection d’Emmanuel Macron, on a trouvé que cela serait intéressant de reprendre ce comptage", raconte Jocelyn Munoz. L’époque a dû changer. Ce coup-ci, ils se font repérer. "En 2007, on n’avait pas les réseaux sociaux. Là, on a publié nos chiffres sur les réseaux, le journaliste Thomas Legrand les a vus, il nous a contactés, on a commencé à monter quelque chose avec lui et l’AFP, et petit à petit d’autres médias se sont ajoutés".  Les Echos, l'AFP, Europe 1, RTL, France Inter, BFM TV, France 2, Le Figaro, Libération et Médiapart, ainsi qu'un ensemble de publications régionales, ont participé au dispositif. 

Chacun sa méthode

Pour rappel, pour compter les manifestants, la police prépose un ou deux hommes  à des points d'observation, munis d’un compteur manuel. Ils disposent aussi une caméra en hauteur, permettant d’avoir une vue sur la largeur des rangs des manifestants et de tenir compte de ceux qui marchent sur les trottoirs. A la fin du défilé, ils confrontent leurs chiffres. Une vérification peut être effectuée le lendemain avec un visionnage de l'ensemble des vidéosurveillances.

Les syndicats, eux, détachent des compteurs dans chaque manifestation, qui se mettent sur des points de passage précis", explique la CGT à l’AFP. "Ils appellent la centrale, qui compile et croise les chiffres, qui remontent de toutes les manifestations", ajoute-t-on. Les syndicats se basent sur la longueur du défilé, la largeur des rues, le nombre de personnes par rangée et la vitesse à laquelle elles avancent. Jusqu’à maintenant, la différence entre les deux résultats suscitait à coup sûr la controverse, chacun se renvoyant dos à dos les méthodes de comptage. Les syndicats indiquent par exemple prendre en compte les personnes présentes sur les trottoirs, contrairement à la police, et estime donc qu’elle minimise ses chiffres. Complot ? 

Logiciel de comptage

Occurrence, elle, se base sur un logiciel de comptage de personnes, Eurecam, utilisé par ailleurs pour compter les flux de personnes dans les centres commerciaux, aéroports, gares ou point de vente. Une chambre d’hôtel est louée le jour de la manifestation, pour être à environ 8 mètres de hauteur. Des capteurs sont installés. "Les capteurs sont reliés à un ordinateur. Sur l’écran s’affiche alors l’image captée, sur laquelle est tracée par l’algorithme une ligne. A chaque fois qu’une personne franchit cette ligne dans le sens de la manifestation, elle sera comptabilisée", explique la société. Occurrence précise qu’elle couvre toute la largeur d’un boulevard, mais aussi les deux trottoirs. Viennent s’ajouter, pour limiter la marge d’erreur, d'autres dispositifs : la manifestation est filmée pendant 20 à 30 secondes à différents intervalles et différentes "intensités". Les manifestants sont recomptés humainement sur ces extraits vidéo pour ajuster le décompte fait par les capteurs, et déterminer une marge d’erreur. 

Les trois dernières grandes manifestations parisiennes contre la loi travail, le 12 septembre 2017, 10 octobre 2017 et 16 novembre 2017 ont été des moments test, pour le cabinet. Le 16 novembre, Occurrence avait ainsi dénombré 8.250 participants contre 8.000 pour la préfecture et 40.000 pour les syndicats. "A côté, BFM avait  filmé toute la manif, depuis la même chambre d’hôtel que celle où l'on faisait le comptage", précise Jocelyn Munoz. "On avait repassé la vidéo, et compté, personne par personne. Notre cabinet avait un chiffre à moins de 10% de la réalité. Un écart assez faible."

Ce n’est pas une démarche partisane
Jocelyn Munoz, du cabinet Occurrence

Et c’est un fait, force est de constater, "à chaque fois, les chiffres du cabinet sont plus proches de ceux des policiers que ceux des syndicats, en effet", dit-il. "Mais je me souviens que lors de la première manifestation comptée, qui portait sur la réforme des régimes de retraites, Occurrence avait compté 27.000, la police 21.000 et les manifestants 25.000. On était donc même au-dessus des manifestants !" Plus généralement, pour lui, cette tendance à donner raison aux chiffres de la police ne les arrange pas forcément : "Pour être franc, ça nous embête d’être toujours près des policiers, ça nous décrédibilise un peu. On essaie juste d’avoir le chiffre le plus proche possible, peu importe que ce soit proche des manifestants ou pas. Ce n’est pas une démarche partisane." Il lance d’ailleurs l’appel aux syndicats : "Si des représentants de la CGT veulent venir voir le comptage, et la méthodologie, il n’y a pas de souci." 

Ces dernières années, plusieurs médias avaient tenté de tenir leurs comptages indépendants. En 2010, Mediapart avait révélé "le chiffre qui fâche", et produit une estimation (76.000) bien plus proche de la police (89.000) que celle des syndicats (330.000). France Soir avait eu la même démarche en faisant appel à une société espagnole spécialisée dans le comptage des manifestants, Lynce, "rigoureusement scientifique". Là encore, les chiffres étaient plus proches de ceux des autorités.

Ce jeudi, le cabinet Occurrence a mobilisé 4 à 6 personnes sur la manifestation.


Sibylle LAURENT

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