Homophobie dans le rap français : enquête sur un tabou qui persiste

par Youen TANGUY
Publié le 24 juillet 2017 à 10h00, mis à jour le 24 juillet 2017 à 12h27
Homophobie dans le rap français : enquête sur un tabou qui persiste

DISCRIMINATION - Le milieu du rap est-il toujours ce monde machiste et homophobe véhiculé par les clichés ? Les lignes sont en train de bouger aux Etats-Unis depuis les coming-out des rappeurs comme Frank Ocean ou Azealia Banks. Qu'en est-il en France ? Notre enquête montre que les tabous ont toujours la vie dure.

"Soyez bruyant et fier". Début juillet s’est tenu le festival de cultures et musiques queer Loud & Proud à Paris. A l'affiche : des rappeurs américains ouvertement homosexuels comme Mikky Blanco ou Big Dipper. Mais, surprise, aucun rappeur français au programme. Il faut dire que les Etats-Unis ont pris une longueur d'avance avec l'émergence du "rap queer" depuis le début des années 2010.

Dans son dernier album sorti le 21 juillet dernier, le rappeur américain Tyler The Creator laisse entendre qu'il pourrait être homosexuel. Avant lui, les artistes Frank Ocean et Azealia Banks avaient successivement révélé leur bisexualité. Un coup de tonnerre dans un milieu musical réputé frileux sur le sujet. "Le coming-out de Frank Ocean a été l’un des déclencheurs aux Etats-Unis", estime Eloïse Bouton, journaliste et fondatrice de Madame Rap.

Mais en France, c'est toujours compliqué
Eloïse Bouton

Depuis, les rappeurs 50 Cent et Jay-Z ont ouvertement parlé de l'homosexualité de leurs mères. Macklemore a écrit une chanson sur la tolérance vis-à-vis du mariage pour tous... "Mais en France, c'est toujours compliqué", regrette Eloïse Bouton. Car si le sujet se débloque outre-Atlantique, dans un pays où les propos homophobes d'Eminem ou d'Elephant Man avaient défrayé la chronique, c'est encore loin d'être le cas dans l'Hexagone. 

En 1998, Kerry James - alors dans le groupe Ideal J - clamait : "Deux pédés qui s’embrassent en plein Paris, Hardcore." (du nom de la chanson). Sept ans plus tard, Rohff claironnait en toute tranquillité : "En tant qu’antipédé, ton colon j’viens briser" dans sa chanson On fait les choses. En 2010, Sexion d’Assaut assurait être "100% homophobe et l’assumer" dans une interview à Hip-Hop International avant de s'excuser.

L'homosexualité est pourtant un thème récurrent dans d'autres courants musicaux comme la variété française, la pop, le rock ou la musique électronique. Déjà en 1991, Céline Dion chantait Ziggy, l'histoire d'une femme amoureuse d'un garçon homosexuel. Dix-huit ans plus tard, le chanteur Emmanuel Moire faisait son coming-out dans le magazine Têtu. Alors comment expliquer un tel retard dans l'industrie du rap ?

Les mecs se lancent des ‘pédés’, des ‘tarlouzes’ ou des ‘pédales’ comme les enfants se jettent des crottes de nez
Thomas Blondeau

Dans les textes, "tout est dit de manière très cash, avance la rappeuse nantaise Pumpkin. C'est ce qui fait qu’on peut trouver beaucoup plus de violences que dans d’autres genres musicaux". Pour Thomas Blondeau, journaliste et auteur de Hip-hop une histoire française (Editions Tana), c'est parce que "la société ne tolère toujours pas l'homosexualité que le rap, qui ne parle que de la société, se retrouve dans ces travers-là".

Autre élément de réponse : "l'égo-trip". "Le rap est un milieu très macho qui a toujours mis en avant la virilité. Traiter l’autre de 'pédé' est le meilleur moyen de dire que vous êtes le mâle dominant et que l’autre est une femelette". Des échanges d’amabilités que le journaliste compare à une ambiance de "cour de récré" : "Les mecs se lancent des 'pédés', des 'tarlouzes' ou des 'pédales' comme les enfants se jettent des crottes de nez, mais je ne suis pas sûr qu’au fond ce soit de l’homophobie. Plutôt une forme de conformisme social, 'pédé' étant une des insultes les plus bêtement répandues dans la société".

"Il n'empêche, c'est un fait, enchaîne-t-il. Il y a de nombreux rappeurs vraiment homophobes". Une homophobie latente qui puise aussi ses racines dans les origines de ce courant musical. "C’est exacerbé dans le milieu du rap car un certain nombre de rappeurs sont issus de cultures ou ont des convictions religieuses qui ne sont pas tolérantes avec l’homosexualité", détaille-t-il. Un avis que partage le directeur général de Skyrock, Laurent Bouneau : "La plupart du temps, les artistes français qu’on développe sont issus de pays où l’homosexualité est condamnée ou réprouvée". Il cite en exemple Rohff, originaire des Comores et élevé par un père imam. "Il a grandi dans un état d’esprit où la cause homosexuelle était combattue".  

J’ai fait face à beaucoup d’homophobie de la part de majors qui ne souhaitaient pas me soutenir
Mikky Blanco

Autant de raisons qui font du milieu du rap un terreau peu favorable à l'arrivée d’un ou d'une rappeuse ouvertement homosexuel(lle). Pourtant, certains ont déjà tenté de franchir le pas. C'est le cas de Monis qui s’est fait connaître en 2011 avec son premier album Urgence(s). Contacté par LCI, il dit avoir essuyé les refus de plusieurs labels, gênés par le fait qu’il soit "ouvertement homosexuel" et qu’il en faisait le thème de son opus. "On ne voulait pas miser sur moi, explique-t-il. J’arrivais dans un monde réputé homophobe et ça n’allait pas ensemble". Il a fini par financer et diffuser son album par ses propres moyens.

Mikky Blanco, rappeur américain queer avec qui nous avons discuté au festival Loud & Proud, a rencontré les mêmes problèmes aux Etats-Unis. "J’ai fait face à beaucoup d’homophobie de la part de majors qui ne souhaitaient pas me soutenir", confie l'artiste qui a dû lui aussi autofinancer son album.

Interview du rappeur américain queer Mykki BlancoSource : Sujet JT LCI
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Des labels qui bottent en touche

Contactés par LCI, les principaux labels français tels que Warner, Universal, ou Sony bottent tous en touche, certains évoquant une "période compliquée à cause des vacances". Sans détour, un attaché de presse nous indique que c'est un "sujet super glissant". Selon une autre source, le sujet est "inexistant dans les maisons de disque". Pour les artistes, "c’est une prise de position risquée d’un point de vue marketing et commercial", ajoute cette même source.

Monis confirme : "J’ai déjà participé à certaines émissions qui avaient pour sujet l’homosexualité dans le rap et plusieurs rappeurs, dont des gros vendeurs, ont refusé d’y participer par peur des retombées commerciales". D'ailleurs, presque tous les rappeurs que nous avons contactés – via leur label ou leurs agents – nous ont opposé une fin de non-recevoir. 

Seule une petite poignée a accepté de témoigner, dont Hyacinthe, jeune rappeur de 24 ans qui montre un couple d'hommes s'embrasser dans son dernier clip, "Sur ma vie". Un choix qui n'a pas tout de suite fait l'unanimité. "Ce qui est étonnant c’est que les personnes que ça a 'inquiété' venaient plus de mon entourage professionnel que du public". Et d'ajouter : "Ça ne devrait tellement pas être un sujet. Ok y’a des garçons qui aiment les garçons et des filles qui aiment les filles, et alors ?".

Sous couvert d'anonymat, un directeur artistique d'un gros label nous a accordé quelques mots. Quand on lui demande s’il produirait un rappeur qui évoque une relation amoureuse entre deux hommes ou deux femmes, il nous répond aux entournures : "Quelqu’un qui va parler de l’homosexualité, c’est peut-être plus compliqué. Les relations avec la femme c’est plus courant. C’est plus logique un homme avec une femme qu’un homme avec un homme". Et de poursuivre : "Je pense qu’il faut respecter le public et que certains ont le droit de ne pas vouloir que leurs enfants entendent ce genre de propos". Un public qui n'y va pas toujours par quatre chemins. Le rappeur Lomepal en a fait les frais. 

Sur la pochette de son dernier album, le jeune rappeur de 25 ans pose habillé en femme. Un choix qui a récolté des réactions mitigées sur Facebook où le visuel a été posté. Si certains louent son "courage", ils sont nombreux à se répandre en insultes : "C’est une petite salope" ; "Même Pal se met aux homosexuelleries" ; "Je vais devoir cacher mon téléphone quand j'écouterai son album". Preuve que le sujet est tabou, son équipe a refusé notre demande d’interview à ce sujet. Rappelons que Freddy Mercury s'était lui aussi travesti dans le clip de sa chanson "I Want To Break Free"... en 1984.

De plus en plus, on va avoir des rappeurs qui n’en ont rien à foutre et le disent
Thomas Blondeau

Peut-on espérer un jour un changement ? Thomas Blondeau se montre plutôt optimiste. Selon lui, si peu de rappeurs français assument pour le moment leur homosexualité, "ça ne saurait tarder à arriver". Au début des années 2010, tout s’est renouvelé, estime-t-il. Le propos, le discours, les manières de rapper, mais aussi le profil ou la culture des rappeurs. On assiste donc à une formidable variété de prises de positions sur le sujet". Pour résumer : "De plus en plus on va avoir des rappeurs qui n’en ont rien à foutre et le disent".

Un changement qui tiendrait donc à l'engagement de la nouvelle génération, mais pas que. Pour Thomas Blondeau, le coming-out d’un rappeur médiatisé permettrait aussi de faire avancer les choses. "Dans le rap français, il n'y a aucune grosse superstar qui est sortie du placard, note-t-il. Si c'était le cas, ça ferait probablement avancer le débat et ça remettrait même en cause les convictions de certains fans et de l'industrie". Bientôt un Frank Ocean à la française ?


Youen TANGUY

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