"Je dis non chef", le compte qui fait entrer #Metoo dans les cuisines des restaurants

par Mathilde ROCHE
Publié le 11 janvier 2020 à 8h37
"Je dis non chef", le compte qui fait entrer #Metoo dans les cuisines des restaurants

Source : @jedisnonchef - Instagram

METOO - Alors que la vague #MeToo gagne petit à petit chaque milieu professionnel depuis deux ans, le secteur de l'hôtellerie-restauration peinait à suivre le mouvement. Loin de Twitter, qui avait recueilli la plupart des témoignages, c'est finalement un compte Instagram qui met en slogan jaune et noir les pires atrocités vécues dans les cuisines françaises.

"Il a pris ma queue de cheval, m'a tiré vers lui en arrière et a dit d'une voix forte : c'est comme ça qu'on les prend les femmes !". "Il", c'est un chef pâtissier, 2 étoiles Michelin. Ce témoignage est celui d'une jeune femme qui comme des dizaines et des dizaines d'autres à travailler dans le milieu de la restauration, subit régulièrement, voire quotidiennement, du harcèlement moral ou sexuel. L'année dernière, LCI avait déjà récolté de nombreux récits semblables, et la conclusion avait été éloquente : "le machisme semble y couler des jours tranquilles et aucune prise de conscience n'a l'air de poindre à l'horizon". Autrement dit, l'omerta était encore totale. Aujourd'hui, les femmes prennent la parole sur les réseaux sociaux, permettant d'espérer la fin de l'impunité derrière les fourneaux.

Spontanément, j’ai reçu des dizaines de témoignages. A ce jour, j'en ai plusieurs centaines.
Camille Aumont Carnel

"Au départ, Je dis non chef, c’est ma vie et celle de mes copines dans la restauration. J’avais besoin de dire tout haut ce qu’on a encaissé tout bas", explique Camille Aumont Carnel. Aujourd'hui, elle est plus connue pour son militantisme féministe, avec une forte présence sur les réseaux sociaux et un livre sur la déconstruction des tabous de la vie sexuelle. Mais elle a d'abord passé quatre ans en cuisine, après son bac, soit de ses 17 à ses 21 ans. "Il m'est arrivé des trucs absolument atroces, parfois à la limite du racontable", assure la jeune femme. Et parce que le milieu est majoritairement composé d'hommes, avec une hiérarchie très forte, "personne ne nous apprend à dire “non chef”, à dire qu’il y a des choses qui ne sont pas normales".

"Avec le recul, j'ai voulu dire 'voilà ce qu'il s'est passé, c'est inacceptable et on va commencer à en parler car c'est le seul moyen que ça change'", explique la jeune femme, pour raconter la genèse de ce compte Instagram qui fait désormais trembler les casseroles de toute la France. Car Je dis non chef  a rapidement dépassé le cadre de l'exutoire intime." Je n’ai jamais fait d’appel à témoignages, et pourtant en quelques posts, spontanément, j’en ai reçu des dizaines. A ce jour, j'en ai plusieurs centaines", raconte Camille. Si certains messages dénoncent des faits de racisme ou d'homophobie, la majorité des témoignages sont des femmes ayant subi du harcèlement moral ou sexuel, des agressions sexuelles, et des viols.  "Et à chaque fois, elles me disent : enfin, ce compte c'est ce qu'on attendait toutes".

@jedisnonchef - Instagram

De la difficulté de témoigner à visage découvert dans un milieu où les femmes doivent se battre

Sur son compte, bientôt une centaine de publications reprennent les phrases sexistes entendues et les expériences dégradantes vécues. Au début, toutes inspirées de sa propre expérience, mais de plus plus, en se basant sur les récits qu'elle reçoit. "Pour l'instant, je ne mets aucun nom, mais presque chaque post est ciblé", assure la jeune femme. Dans les commentaires, certains l'accuse de "n'avoir aucune preuve" ou "de tout inventer".

"Le peu de témoignages qui sortent sont toujours anonymes, parce que c’est déjà tellement dur d’évoluer dans ce milieu quand on est une femme, qu’aucune ne veut risquer de se griller", analyse Camille à regret, mais avec beaucoup de compréhension. Une hypothèse doublement vérifiée par LCI, l’an dernier, et malheureusement, encore aujourd'hui. Contactée en privé suite à un commentaire sur un post Je dis non chef, une jeune femme résume parfaitement la situation : "Je vous remercie pour la démarche mais je ne souhaite pas témoigner en citant explicitement le lieu où j’ai fait mon apprentissage. La gastronomie française est trop petite et tout le monde se connaît".

Camille est persuadée que comme dans le milieu du cinéma, il suffira du bon exemple, de la bonne plateforme, pour libérer la parole des femmes. "Dans ce milieu, des Harwey Weinstein, qui violent, qui harcèlent, qui font du chantage sur les carrières, on en a mille. Il nous faut un metoo de la restauration, une Adèle Haennel de la restauration, pour que les témoignages à visage découvert affluent et que les têtes tombent enfin", lâche-t-elle. Si elle y croit, c'est qu'elle voit déjà le changement s'opérer. Petit à petit, les choses avancent. Avant on avait peur de pas être crues, ce n'est plus du tout le cas. Il y a une évolution dans le bon sens".

Pour l'instant, la justice ne venait pas jusqu'ici
Camille Aumont Carnel

Si l'objectif actuel est surtout d'alerter l'opinion publique, à terme Camille veut "pouvoir afficher le nom des responsables", voire constituer des plaintes à plusieurs. "On savait tous et toutes qui avait déjà harcelée, violée. Mais maintenant je me rends compte à quel point c’est arrivé souvent. Les témoignages confirment les noms que j’avais déjà, des noms qui reviennent, mais qui se sont toujours couverts entre eux", argue-t-elle.

"D'ailleurs, certains responsables, directeurs et même directrices de communication de restaurants m’écrivent pour me dire 'Très bonne initiative, olala c’est fou, heureusement que chez nous ça ne se passe pas comme ça…' Alors que j’ai déjà trois ou quatre témoignages contre leurs chefs ou cuisiniers", ironise Camille. "Je sais que ça fait déjà parler dans le milieu : il y a deux fois plus de personnes qui surveillent mon compte tous les jours que de personnes qui y sont abonnées."

"Parce que ces mecs sont des titans, parce qu'ils ont une réputation d’intouchables, pour l’instant, la justice ne venait pas jusqu'ici. Le seul truc qui peut les faire tomber, c’est un gros badbuzz médiatique : il faut qu’on soit un millier à dire 'moi aussi'", estime la militante. Alors qu'elle confirme à LCI que des grands chefs de la gastronomie française sont impliqués, elle confie aussi s'attendre "à être attaquée" et s'entourer d'avocats dans l'attente du combat. "Ce que je suis en train de faire, c'est exactement leur hantise, ils ont tellement à perdre", se félicite Camille.


Mathilde ROCHE

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