ENQUÊTE - Le 10 novembre s'est achevé le troisième processus de relocalisation dans le dossier des interprètes afghans de l'armée française. Ils sont nombreux à attendre des visas, pour certains, ce processus prend la forme d'un long chemin de croix et de très nombreuses questions restent en suspens.
C'est un dossier qui traîne en longueur, illustrant à lui seul, le problème de la prise en charge des personnels locaux sur les terrains conflictuels auxquels la France a pris part, ces dernières années. La mort de Qader Daoudzai, ancien interprète afghan pour l’armée française et victime d’un attentat suicide dans bureau de vote de Kaboul a mis en lumière la situation de plusieurs centaines de ces personnels civils de recrutements locaux, véritable appuis des forces françaises lors de la campagne d’Afghanistan. Il avait travaillé durant deux ans, auprès de l’armée française et était toujours en attente de visas pour lui et sa famille. Des visas maintes fois refusés par la France, alors qu’il avait alerté à plusieurs reprises sur les dangers encourus dans son pays.
Interrogé au Sénat, ces dernier jours, Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires Etrangères et de l'Europe a expliqué que parmi ceux qui avaient fait leur demande de visa, "certaines ont été refusées pour des raisons de sécurité nationale. C’était le cas de Qader Dzaoudzai. Cette demande a été refusée sur ces critères", a expliqué le ministre. Le 20 octobre dernier, la situation instable du pays a malheureusement donné raison à Qader Daoudzai : il laisse derrière lui, une femme et trois petits garçons. Il avait accepté ce travail d'observateur des élections, pour subvenir aux besoins de sa famille. Depuis le départ des troupes françaises, ceux qui n'ont pas obtenu de visa pour la France sont menacés de mort par les insurgés talibans qui les accusent de "trahison", certains ont même pris la route.
180 demandes pour 150 examens de dossiers et un quota de 90 fixé par l'administration
Qader Daoudzai devait déposer son dossier de réexamen de demande de visa, au lendemain de l'attaque dans laquelle il a trouvé la mort. En ce moment, c'est une centaine d'anciens personnels locaux afghans qui ont décidé de tenter à nouveau leurs chances en déposant des dossiers pour eux et leurs familles. Ils avaient jusqu'au 10 novembre pour s'y plier. Une commission est actuellement à Islamabad pour examiner ces demandes, jusqu'au 15 décembre prochain. Mais ce processus de rapatriement à titre humanitaire, promesse de campagne d'Emmanuel Macron, ne concernera que ceux qui ont vu leur dossiers refusés lors de la précédente campagne de relocalisation en 2015.
Selon nos informations, le nombre de dossiers refusés en 2015 se situe autour de 150 mais ils sont 180 à avoir déposé leurs demandes. Soit une trentaine de dossiers supplémentaires déposés par des personnes qui n'étaient pas au courant qu'un processus de rapatriement était en cours. Parmi ces dossiers refusés et réexaminés cette année, tous obtiendront-ils des visas ? Un quota de 90 interprètes a semble-t-il été fixé. Un nombre établi avant même que les demandes n'aient pu être envoyées et qui ne prend pas en compte ceux qui ont pris la route pour fuir l'Afghanistan.
Les trajets entre Kaboul et Islamabad ne devraient pas être pris en charge ...
Selon nos informations, les premières convocations sont déjà parties, d'autres devront attendre encore un peu. Alors ils devront se rendre à l'ambassade de France du Pakistan, l'ambassade de France à Kaboul étant fermée. "On a demandé que la sélection des dossiers se fasse avec un mail. On ne va pas faire déplacer une personne à Islamabad s’ils sont sûrs que le dossier ne passera pas. La convocation à Islamabad emporte une présomption forte d'acceptation du dossier du personnel.", explique à LCI, Caroline Decroix, de l'association des anciens interprètes de l'armée française et qui s'occupe bénévolement depuis trois ans de ce dossier.
Alors, ils s'y rendront en avion s'ils en ont les moyens, ou par la route, avec tous les dangers potentiels que celle-ci comporte. Très peu pourront s'offrir des billets d'avion pour Islamabad : 90% d'entre eux ne disposent d'aucun revenu, ne travaillent pas et vont probablement devoir se loger dans la ville pakistanaise. "Aller de Kaboul à Islamabad, avec tous les documents personnels, c'est comme jouer à la roulette russe", nous indique Quentin Muller, journaliste auteur d'une enquête sur le sujet, "Tarjuman", à sortir en février prochain.
On ne sait pas, quand le premier posera le pied en France
Caroline Decroix, association des ancien interprètes de l'armée française
Outre ces problématiques de transports entre Kaboul et la capitale pakistanaise qui, pour l'heure, ne seront pas pris en charge par la France, les personnes convoquées seront évaluées au cours d'un entretien oral afin de déterminer si ces derniers ne sont pas un risque pour la sécurité nationale. Selon nos informations, au 15 décembre, tous seront fixés sur leur sort. "Mais on ne sait pas, quand le premier posera le pied en France", tempère Caroline Decroix, de l'association des anciens interprètes de l'armée française.
A l'heure actuelle, la question de la prise en charge des billets d'avion pour Paris n'est pas tranchée : celle-ci serait gérée au plus haut niveau, chapeautée par le cabinet d'Edouard Philippe. Si 90% d'entre eux n'ont aucune ressource financière pour faire le trajet entre Kaboul et Islamabad, il n'est pas interdit de penser qu'ils ne seront que très peu à pouvoir payer des billets d'avion entre Islamabad et Paris.
"Sur le trajet, Islamabad- Paris, on ne sait pas comment cela sera pris en charge. On ne peut pas ne pas tenir compte du fait que ces personnes n’ont pas de moyen. On ne va pas au bout de cette décision jusqu'à les ramener en France à nos frais", dit-elle. Dans l'hypothèse où la France ne prendrait pas en charge les billets d'avion pour la France, que deviendront ces personnels et leurs familles ? Devront-ils retourner travailler dans leurs pays au risque que l'histoire de Qader Daoudzai se répète ?
Quant au délai de réponse entre l'entretien et la délivrance des visas, "cela peut aller de 48h à deux semaines environ, l'administration n'est pas en mesure de donner un délai, pour le moment", explique Caroline Decroix.
Pour les autres, c'est la double peine
Car s'ils restent parfois au pays malgré les menaces qui pèsent sur leur vie et celles de leurs familles, certains anciens employés locaux de l’armée française ont décidé de prendre la route des réfugiés. Au risque de se heurter à la mort, aux tortures parfois et au processus des accords de Dublin qui imposent au migrant de déposer sa demande d’asile dans le pays où ont été prélevées pour la première fois ses empreintes. Certains, déçus de n'avoir pu avoir de visa au cours des précédentes campagnes de relocalisation, ont tout quitté et se trouvent désormais en l'Allemagne, en Grèce, parfois en Turquie ou en Russie.
Pour eux, ce sera la double peine : l'exil souvent forcé et à l'arrivée, l'impossibilité de rentrer dans le cadre de cette procédure. Ils seront réorientés vers une procédure de visa au titre d'asile, selon nos informations. L'explication ? Ils sont "hors menace". En d'autres termes, ils ne sont plus en danger dans leur pays, puisqu'ils ne s'y trouvent plus. "Cela n’a aucune logique, ils ont déposé un dossier et on les réoriente vers d’autres démarches de visa. Et s'ils ne sont plus en Afghanistan, c'est qu'ils y étaient en danger", constate Mme Decroix.
Pour les autres, ceux qui ne se sont pas encore manifestés et qui pourraient le faire hors processus de relocalisation, leurs demandes seront alors renvoyées vers ce qu'on appelle "la protection fonctionnelle", une procédure de droit commun. "Mais la question reste en suspens", précise l'ancienne juriste. "Le Conseil d'Etat devrait rendre sa décision à la fin du mois. S'il se prononce en ce sens, cela voudra dire que tous auront la possibilité de solliciter la protection par le biais d'un droit positif", dit-elle.
Trois ministères sont impliqués dans ce dossier, celui des Armées, celui de l'Intérieur et enfin le Quai d'Orsay. Celui-ci s'implique particulièrement dans cette affaire. "Les personnels au Quai d'Orsay travaillent et nous écoutent, explique Caroline Decroix. Ils font beaucoup et sont très vigilants sur les problématiques. On sent qu'ils ont envie de faire le maximum et que cela se passe bien. Ils ont le mérite d'avoir pris ce dossier à bras-le-corps et de le porter. Depuis qu'ils ont pris cette affaire en main, en juin dernier, ça avance", reconnait-elle. A ce jour, nos demandes de précision concernant ce dossier sont restées sans réponse.
Dans l'entourage de Bastien Lachaud, député de la France Insoumise et qui suit de près ce dossier, "on constate un progrès mais celui-ci est essentiellement formel. En réalité, il faudrait simplement appliquer le droit. En tout cas, on va continuer à suivre cela de très près", dit-on.
En tout, ce sont près de 800 civils qui ont œuvré aux côtés des forces françaises entre 2001 et 2014. Des processus de relocalisation ont déjà été organisés entre 2012 et 2014, puis en 2015. Au terme de ces processus destinés à délivrer des visas, 176 d'entre eux et leurs familles (soit plus de 550 personnes) ont été accueillis en France, selon les chiffres annoncés par Florence Parly.
Quant à la famille de Qader Daoudzai, décédé en octobre dernier, celle-ci a décidé de solliciter cette troisième campagne relocalisation.
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