Légaliser le cannabis entraîne-t-il un report du trafic "sur les drogues dures" comme l'affirme Dupont-Aignan ?

Publié le 12 mai 2021 à 15h01, mis à jour le 12 mai 2021 à 17h28
Le "report" de la criminalité vers d'autres substances illicites n'est pas formellement établi.
Le "report" de la criminalité vers d'autres substances illicites n'est pas formellement établi. - Source : Illustration Thought Catalog via Unsplash

TRAFICS - Les opposants à une légalisation du cannabis avancent que cela pourrait déplacer la criminalité vers d'autres substances parfois plus dangereuses encore. Un raisonnement loin d'être évident aux yeux des spécialistes.

La France doit-elle autoriser la consommation de cannabis ? Un récent rapport parlementaire le suggère. "La voie de la légalisation avec un contrôle de l’État est la meilleure façon de protéger les Français", explique la députée LaREM Caroline Janvier. Avec ses collègues, elle a multiplié les auditions et livré début mai une analyse d'environ 300 pages qui penche en ce sens. Sur un sujet aussi sensible, l'élue souhaite que l'on parvienne à dépasser collectivement "les approches politiques et idéologiques". 

Invité sur Europe 1, Nicolas Dupont-Aignan a expliqué qu'il était opposé à une légalisation du cannabis. Le président de Debout la France avance plusieurs arguments : "les trafiquants se mettront sur des drogues plus dures", selon lui, sans compter le risque de "favoriser la consommation de produits dangereux". Si la position du député souverainiste se comprend aisément, ses conclusions ne font toutefois pas l'unanimité. Les spécialistes de la question se montrent en effet bien plus nuancés et estiment qu'un "report" de la criminalité n'a rien d'évident. Au contraire.

Une criminalité résiduelle

Dans le rapport de Caroline Janvier, cette question est brièvement abordée et tend à conforter l'analyse de Nicolas Dupont-Aignan. "Le report des trafics sur d’autres substances addictives ou d’autres activités délinquantes, comme le maintien d’un marché noir résiduel, sont effectivement en partie possibles, sinon probables : ils ont été constatés dans tous les pays ayant procédé à la légalisation, États-Unis, Canada ou Uruguay", peut-on lire. Les parlementaires expliquent notamment ici relayer des craintes formulées de manière récurrente par des responsables des forces de sécurité.

Il est aussi fait référence dans ce document à des notes de l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants. Des éléments dont l'accès a été permis aux députés, mais que le ministère de l'Intérieur a refusé de communiquer à LCI. Impossible donc d'évaluer la pertinence des informations sur lesquelles s'appuie le texte, ou de dépasser le cadre des craintes formulées par les syndicats de police et autres forces de sécurité.

Pour aborder un tel sujet de manière dépassionnée et hors des carcans idéologiques, mieux vaut s'appuyer sur l'expérience des pays ayant décidé d'une légalisation du cannabis sur leur sol. Outre l'Uruguay, qui fut précurseur en 2013, on peut noter que le Canada et plusieurs États américains ont pris des décisions similaires ces dernières années. Une aubaine pour les chercheurs, qui ont alors pu disposer de données relatives à la santé autant qu'à la criminalité.

Parmi les constats qui émergent, on note la persistance d'une délinquance liée au cannabis. Aux États-Unis, après 5 ans de légalisation dans deux États, "il semble que les activités des groupes criminels transnationaux n’aient pas fondamentalement été remises en cause", indiquait l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) dans un rapport de 2017, complété en 2021. Les groupes criminels restaient "encore largement investis dans le marché noir du cannabis", développant par ailleurs "d’autres trafics (héroïne et méthamphétamine) afin de compenser les pertes économiques occasionnées par l’asséchement partiel de leurs débouchés"

Ancienne présidente de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA), Danièle Jourdain-Menninger juge "possible" une forme d'effet de report vers d'autres drogues. "Dans la mesure où il s'agit de réseaux mafieux", elle estime qu'il est logique d'envisager pour certains un recentrage "autour d'autres activités illicites". Pour autant, "rien n'a démontré qu'il y avait un transfert de consommation et de trafic du cannabis vers la cocaïne et autre drogue". Un constat effectué sur la base "de données scientifiques", insiste la spécialiste, ce que ne font généralement les responsables politiques selon elle.

Des marchés peu comparables

Professeure à l’École d’Économie de Toulouse (TSE) et partisane d'une légalisation du cannabis, Emmanuelle Auriol a beaucoup travaillé sur les réseaux clandestins et mafieux. Tout comme Danièle Jourdain-Menninger,  elle a constaté à travers ses recherches l'absence totale de ce que l'on nomme "l'effet passerelle". Une théorie selon laquelle la consommation de cannabis serait un tremplin conduisant à d'autres drogues, potentiellement plus nocives ou addictives. Les retours d'expérience montrent qu'il n'en est rien, ce qui signifie en négatif que l'on n'assiste pas à une demande en hausse pour l'héroïne, la cocaïne ou pour d'autres substances du fait de la légalisation du cannabis.

Cette analyse incite Emmanuelle Auriol à mettre en avant un élément central à ses yeux, la taille des différents marchés. Le cannabis, rappelle-t-elle, "demeure la première drogue illégale consommée au monde". En France également, puisque l'OFDT dénombre près de 5 millions de consommateurs annuels dans l'Hexagone. Bien plus que les drogues généralement qualifiées de "dures" (héroïne, cocaïne...), dont les consommateurs seraient plutôt de l'ordre de  300 à 400.000.

Pour la chercheuse, membre du Conseil d'analyse économique (CAE), "si on supprime le marché du cannabis, il y aura toujours des dealers, mais leur activité se révèlera moins intéressante". Elle précise que s'ils veulent adapter leur activité et toucher les clients (moins nombreux) à la recherche d'autres substances illicites, les délinquants "se concentreront dans les grands centres urbains". Des réseaux qu'il sera par ailleurs plus facile de combattre, puisque les force de l'ordre seront exemptés de la majorité des missions chronophages liées aujourd'hui au cannabis.

Emmanuelle Auriol souligne un dernier point, non négligeable : le fait que plusieurs années après avoir décidé la légalisation, aucun pays ou État américain n'ait souhaité revenir en arrière. "Si c'était catastrophique, si ça augmentait la criminalité ou que cela augmentait la consommation d'autres drogues, vous imaginez bien que les gens monteraient au créneau, que des associations se mobiliseraient." Difficile donc, de l'avis de spécialistes, de conclure comme le fait Nicolas Dupont-Aignan à un "report" vers des drogues différentes, tant du côté des consommateurs que de celui des dealers. Si une partie des délinquants se reconvertiraient sans doute vers d'autres substances illicites, le retours d'expérience obtenus grâce aux légalisation du cannabis à l'étranger tendent à montrer qu'il s'agit de craintes en grande partie infondées.

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Thomas DESZPOT

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