MANQUEMENTS - La publication de la fiche de paie d'un détenu, rémunéré à peine plus de 12 euros pour 132 heures de travail, a choqué. LCI a remonté son origine et fait le point sur les manquements de l'administration pénitentiaire.
Lorsque des personnes sont en détention, elles peuvent pour partie avoir la possibilité de travailler. Des activités évidemment très contrôlées, soumises à une législation spécifique en matière notamment de rémunération. Sur Twitter, un avocat a voulu mettre en lumière des manquements imputés à l'administration pénitentiaire en publiant des photos de la fiche de paie anonymisée d'un détenu.
Pour 132 heures déclarées de travail, on découvre que le montant net de sa rémunération est de seulement... 12,21 euros. Soit à peine plus de 9 centimes de l'heure. "Les vertiges du droit du travail en prison", commente sobrement l'auteur de la publication. "Ils retiennent peut-être le gîte et le couvert", s'interrogent des internautes. Une incompréhension à la hauteur de la méconnaissance du grand public en ce qui concerne le travail des détenus et ses spécificités.
Une régulation indispensable
L'avocat à l'origine de ce tweet, repartagé plus de 6.000 fois, se nomme Matthieu Quinquis. Il connaît bien le monde carcéral puisqu'il est en parallèle membre de la section française de l'OIP, l'Observatoire international des prisons. LCI a joint l'organisation afin d'en savoir plus, et a pu échanger avec le responsable du pôle contentieux, Nicolas Ferran. Ce dernier, après s'être renseigné, indique qu'il s'agit ici d'une fiche de paie déjà ancienne qui daterait de 2008 (2006 même, si l'on en croit l'administration pénitentiaire). Depuis, la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 a été promulguée, modifiant le cadre dans lequel s'inscrit le travail des détenus.
Pour comprendre comment de telles rémunérations étaient possible jusqu'alors, et pourquoi des problèmes persistent, il est indispensable d'expliquer ce qu'a changé cette évolution législative intervenue voilà déjà plus de 10 ans. Elle devait contribuer à améliorer les conditions de détention et a prévu un "acte d’engagement" professionnel afin d'encadrer le travail des détenus. Un document "censé prévoir la « description du poste de travail, le régime de travail, les horaires de travail, les missions principales à réaliser et, le cas échéant, les risques particuliers liés au poste »", rappelle l'OIP. Et qui doit indiquer les conditions de rémunération.
Il faut savoir qu'aujourd'hui encore, un détenu ne bénéfice pas d'un contrat de travail. Et qu'il ne peut donc pas prétendre au Smic. La loi de 2009 a toutefois apporté un cadre supplémentaire, révisant le seuil minimum de rémunération généralement surnommé le "SMR". Son montant horaire varie en fonction des types d'activités, et s'échelonne désormais de 20 à 45% du Smic, soit 1 euro 62 de l'heure au minimum. Si une partie des détenus, en particulier lorsqu'ils travaillent pour le compte de l'administration pénitentiaire, sont rémunérés en fonction du nombre d'heures effectuées, précisons que les ateliers (au sein desquels les tâches sont effectuées pour des entreprises privées) ont depuis toujours largement privilégié une rémunération à la pièce, en particulier avant 2009.
À cette époque, une organisation complexe aboutissait à ce que certains salariés, moins productifs que d'autres, touchent des montants dérisoires. Ce qui explique qu'une fiche de paie comme celle-ci postée sur Twitter ait pu être observée. "La problématique, c'est que l'on a continué dans les ateliers à payer les gens à la pièce", souligne Nicolas Ferran. Une pratique illégale mais pourtant tolérée.
Des arrangements dénoncés
"Ça parait difficilement envisageable aujourd'hui d'avoir des rémunérations de l'ordre de 9 centimes de l'heure, mais avec le système de persistance du travail à la pièce, vous avez de toute façon des rémunérations très en deçà du taux horaire", déplore le cadre de l'OIP. Ce que confirme le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL), qui a régulièrement épinglé ces pratiques.
"Au sein des ateliers de production, [...] la loi pénitentiaire n’a pas permis de mettre fin à la rémunération à la pièce. En effet, les salaires pour les ateliers de production sont encore partout presque exclusivement calculés en fonction de la production réalisée", écrivait l'autorité administrative indépendante en 2017. "Pour l’élaboration de la fiche de paie, la production réalisée par chaque opérateur est transformée en heures de travail, alors fictives, car elles ne correspondent pas au nombre réel d’heures effectuées par le travailleur. De manière générale, les contrôleurs observent lors des visites que les rémunérations pratiquées sont largement inférieures au SMR en raison notamment du mode de calcul de la rémunération à la pièce." Un constat pour le moins sévère.
Pour Nicolas Ferran, l'inaction des autorités s'expliquerait en grande partie par une forme de chantage à l'emploi. Le travail proposé aux détenus est généralement non qualifié et très répétitif, et la rentabilité de ces activités tiendrait en partie aux niveaux de rémunération très faibles. Difficile dès lors d'exiger des entreprises un respect plus strict des systèmes de rémunérations, sous peine de se voir opposer des menaces de délocalisation. La CGLPL, pour sa part, estime que les montants des compensations reçues en justice par les détenus qui ont entamé des poursuites "ne sont pas suffisamment
dissuasifs" pour pousser l’administration pénitentiaire à faire respecter la législation en vigueur.
Cette dernière, sollicitée par LCI, souligne qu'en "septembre 2020, a été créé le label « PeP.s : produit en prison.s » qui valorise les entreprises proposant en détention un travail dans des conditions inclusives et responsables. Ces entreprises labellisées doivent non seulement respecter la rémunération minimum mais aussi contribuer à la réinsertion professionnelle des personnes qu’elles emploient, pour mieux lutter contre la récidive." Elle ajoute qu'à "l’occasion du lancement de ce label, a été annoncée l’ouverture d’un chantier sur le statut du détenu travailleur, ses droits sociaux et la forme de contractualisation qui pourrait remplacer l’actuel acte d’engagement. Des propositions seront faites en ce sens sur l’année 2021."
Une situation qui attise les crispations
À défaut d'observer des niveaux de rémunération inférieurs à 10 centimes de l'heure, on découvre donc que des irrégularités demeurent aujourd'hui. Ce que confirme l'avocat Sylvain Gauché, par ailleurs membre de l'OIP. Il accompagne des détenus floués et explique mener "des recours pour récupérer le reliquat des sommes dues". Faire condamner l'administration pénitentiaire semble, à l'écouter, plutôt aisé. "J'ai tendance à dire qu'il s'agit de contentieux qui sont bons pour le moral", lance-t-il, "car on gagne toujours !"
Le CGLPL précise qu'au "regard des visites réalisées et des saisines reçues, il apparaît que les règles de calcul de cette rémunération divergent d’un établissement à l’autre, voire au sein d’un même établissement". Des disparités qui s'ajoutent aux irrégularités. Le Contrôleur fait remarquer qu'il avait déjà effectué un constat similaire six ans plus tôt en 2011. "C'est désastreux pour les détenus ou les prévenus, car ils sont confiés à une administration qui ne respecte elle-même pas la loi", glisse Sylvain Gauché. "Difficile ensuite de faire confiance aux institutions... Le sentiment d'injustice est total, d'autant que les personnes détenues savent qu'il y a des textes en vigueur. Radio prison fonctionne, ce n'est un secret pour personne !"
Passé de 46 à 28% en l'espace de 20 ans, le taux d'emploi des détenus baisse, tandis que les conditions de rémunérations pourtant mieux définies depuis 2009 peinent à être appliquées. Outre le fait que les détenus se trouvent parfois lésés, il faut souligner que les sommes non perçues peuvent avoir un impact aussi sur les victimes des personnes emprisonnées. Cet argent pourrait en effet permettre d'effectuer des versements plus importants aux parties civiles. Notons toutefois que si la loi peine à être appliquée, en particulier dans les ateliers, les entorses au SMR ne se révèlent pas systématiques et que des ateliers ont évolué ces dernières années pour privilégier le paiement horaire et non plus à la pièce.
En résumé, il apparaît en tout cas trompeur de laisser entendre que des détenus ne toucheraient aujourd'hui que 9 centimes d'euros par heure lorsqu'ils travaillent dans le cadre de leur détention. Cette situation, qui pouvait être observée avant 2009, a évolué à la faveur d'une loi pénitentiaire de grande ampleur. En revanche, on observe que les montants censés être versés aux détenus qui travaillent, allant de 20 à 45% du Smic, ne sont pas respectés de manière scrupuleuse. Des constats opérés depuis de longues années et qui valent régulièrement à l'administration pénitentiaire des actions en justice. Entraînant des condamnations quasi systématiques et la perception des sommes qui étaient effectivement dues.
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