Ma Vie après...

Ma vie après... avoir lancé une alerte : Karim, "des galères tous les jours"

Publié le 24 mars 2019 à 18h39
JT Perso

Source : JT 20h Semaine

SOCIÉTÉ - Il y a deux ans, Karim Ben Ali décidait de rendre publique une vidéo pour attirer les regards vers ArcelorMittal. L'entreprise lui aurait demandé de déverser des rejets acides dans l'environnement, en Moselle. En devenant malgré lui un "lanceur d'alerte", cet intérimaire n'avait aucune idée du parcours du combattant qui l'attendait. Que devient-il aujourd'hui ? L''homme a du mal à tourner la page : le 5 mars dernier, il se retrouvait même devant les tribunaux pour des menaces proférées contre ArcelorMittal. Il a été relaxé. Récit d'une vie cabossée.

"Je vais faire sauter la cokerie, je vais ramener les gilets jaunes pour bloquer l'usine, vous avec les syndicats vous êtes pareils, vous êtes des vendus, vous méritez d'être flingués." Début janvier, Karim Ben Ali a craqué : cet ancien intérimaire s'est rendu devant le site d'ArcelorMittal à Florange, proférant des menaces aux employés présents ce jour-là. Ces derniers ont sans doute reconnu le visage de ce chauffeur-livreur qui, il y a deux ans, avait endossé le costume de "lanceur d'alerte". Un costume trop grand pour lui, expliquait-il à LCI il y a quelques semaines.

A l'époque, ce père d'une famille de trois enfants est sous-traitant pour ArcelorMittal en Moselle. C'est dans cette région qu'il aurait été contraint de déverser dans un crassier de l'acide utilisé pour décaper l'acier au lieu de le transporter jusqu'à un centre de recyclage. Il avait fourni une vidéo pour prouver ses dires. Moins de deux minutes d'images qui vont tout bouleverser : filmée en décembre 2016, la séquence n'a été rendue publique qu'en juin 2017. Très vite, celui qui a déjà perdu son emploi se retrouve blacklisté par plusieurs agences d'intérim. Sa santé, elle, se détériore, l'inhalation des fumées toxiques provoquant une perte de son odorat. Ses yeux sont également touchés. Et une dépression le rattrape, synonyme d'une longue hospitalisation. La justice, elle, progresse doucement : après l'ouverture d'une enquête préliminaire à l'été 2017, le parquet de Thionville a décidé en septembre dernier de poursuivre ArcelorMittal pour "gestion irrégulière de ses déchets". Un camouflet pour Karim, puisque les investigations révèlent que le déversement n'a pas eu d'impact sur l'environnement.

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"Ma famille c'est fini, elle m'adresse plus la parole"

Aujourd'hui encore, la vidéo qu'il a réalisé pour que "tout le monde voit ce que font les gros industriels, comme Suez et Arcelor" continue malgré tout de le hanter. "C'est toujours la galère. Je n'ai pas retrouvé de boulot", assure-t-il à LCI. "J'ai contacté 163 boîtes. Les patrons qui te disent : 'T'inquiète pas, on va t'embaucher', après t'as plus de nouvelles. Thierry Marx m'a proposé une formation, mais je veux bosser tout de suite, je ne veux pas attendre l'année prochaine et faire une formation de trois mois", estime-t-il. Avant de lâcher : "Un lanceur d'alerte c'est quoi ? C'est un panneau publicitaire qu'on invite pour des conférences ou dans les médias. On t'invite pour raconter ta vie et ta souffrance." 

Auprès des siens, Karim paie également le prix de son acte. "Ma famille c'est fini, elle m'adresse plus la parole. Mes parents, mes frères. Ils bossaient chez Arcelor. A cause de moi, ils n'y bossent plus. Il y en a un qui a repris son ancien métier, un autre bosse pour Renault. Mais ils ont eu une période de galère à cause de moi." Pas sûr qu'il puisse se retourner vers eux si sa situation s'aggrave : en ce mois de janvier, il devait quitter le logement qu'il occupe depuis le début de l'année avec sa femme, elle aussi sans emploi, et ses trois enfants. "Le propriétaire m'a fait un recommandé, il récupère les lieux. Comment je fais ? Avec ma vidéo, je pensais faire un geste citoyen, je croyais que j'aurais simplement une amende…" Auprès de nos confrères de France Bleu, il a précisé sa volonté de quitter la Lorraine pour s'éloigner d'ArcelorMittal.

"Moi, mon avocat, je dois le payer de ma poche"

Au moment où Karim saisissait son téléphone pour filmer les substances qui s'échappait de son camion, le gouvernement français se dotait d'un régime de protection pour les lanceurs d'alerte. Pour l'ONG Transparency International, il s'agit de l'un des plus "avancés d'Europe." Son principe ? Le signalement suit un chemin fléché : d'abord en interne à un supérieur hiérarchique, puis à l'autorité judiciaire ou administrative, et enfin, si l'alerte n'a pas été traitée dans les trois mois, elle peut être rendue publique. "En cas de danger grave et imminent", le lanceur d'alerte peut rendre directement public son signalement. Il peut aussi, à tout moment, saisir le Défenseur des droits. 

Seulement voilà : dans les faits, lancer une alerte s'avère plus complexe qu'il n'y parait. Pour Stéphanie Gibaud, ex-cadre d'UBS qui a obtenu un dédommagement pour harcèlement moral, cela reste "insuffisant" : "Comment prouver le danger imminent ? Et signaler en interne, c'est se jeter dans la gueule du loup". Karim, lui, ne dissimile pas sa colère : "C'est de la connerie. Cette loi protège juridiquement. Mais moi, mon avocat, je dois le payer de ma poche." 

Pour lui, l'Etat n'a pas pris la mesure que ces révélations fracassantes peuvent avoir sur la vie privée : "L'Etat devrait faire un organisme pour prendre en charge la famille d'un lanceur d'alerte et lui faire quitter sa région au plus vite", estime celui qui rapporte avoir été insulté et menacé par des ouvriers de grands groupes. "On m'a desserré les roues de ma voiture..." se souvient-il encore aujourd’hui. Et si c'était à refaire ? Avec le recul, Karim est catégorique : "Non ! Là j'en suis a allé aux Resto du cœur tous les mardis. Ce n'est pas ma vie d'avant." Après les propos qu'il a tenu devant Florange, l'ancien chauffeur-livreur s'est retrouvé devant le tribunal correctionnel de Thionville (Moselle), où il comparaissait, le 5 mars dernier, pour "menace de commettre un crime ou délit". Il a été relaxé. Un "soulagement" dans une vie de chaos : "Le matin je me lève, j'ai la haine, le soir je me couche, j'ai la haine", expliquait-il il y a quelques semaines. Pour Karim, la page ArcelorMittal semble décidément difficile à tourner. 


Thomas GUIEN

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