Malaise des enseignants : des "couteaux suisses avec des journées à rallonge" qui ne changeraient de métier "pour rien au monde"

Publié le 21 novembre 2019 à 13h54, mis à jour le 21 novembre 2019 à 15h20
Malaise des enseignants : des "couteaux suisses avec des journées à rallonge" qui ne changeraient de métier "pour rien au monde"

TÉMOIGNAGES - Fatigue, "administratisation" du métier, accumulation des tâches... un sentiment de malaise grandit au fil des ans au sein de l'Education nationale. Pour LCI, des enseignants racontent ce quotidien harassant, qui ne cesse de grappiller du terrain sur la vie privée... sans pour autant remettre en cause leur détermination.

Son mercredi, Stéphane le consacre à ses enfants. Enfin, presque. Car dans les faits, cet enseignant dans un collège de Picardie jongle entre vie privée et vie professionnelle. "Ce matin j'ai corrigé des copies. Là, je prends du temps pour vous parler, puis je vais retourner à mes corrections pendant que mes enfants font la sieste." Son cas n'est pas isolé : comme lui, ils sont nombreux à tirer la sonnette d'alarme, convaincus que la situation ne peut plus durer au sein de l'Education nationale. En particulier depuis le 23 septembre.

Ce jour-là, Christine Renon était retrouvée morte dans le hall de l'école qu'elle dirigeait depuis plusieurs années. Elle avait justifié son geste dans une lettre de trois pages, évoquant pêle-mêle "son épuisement", la solitude des directeurs, l'accumulation de tâches "chronophages" et les réformes incessantes. Un quotidien qui ressemble à s'y méprendre à celui de Sabrina. Depuis huit ans dans son école élémentaire à Brest, elle partage son temps entre ses fonctions de directrice et son poste d'enseignante en CM1. Elle aussi a vu ses conditions de travail se détériorer au fil des ans : "Une sorte "d'administratisation" du métier a pris le dessus", raconte-t-elle à LCI. 

"Si on fait ce métier là, ce n'est pas pour l'argent"

Quand on lui demande des exemples concrets, Sabrina déroule aussitôt la journée de la veille : "Après avoir pris ma classe à 08h00, je suis sorti trois fois en 20 minutes pour ouvrir aux retardataires. Mon téléphone a sonné cinq fois avant 10h00, m'obligeant à interrompre le cours car il peut toujours s'agir d'une urgence. Durant la récréation, j'ai pris le nom de tous les enfants absents et appelé les parents de ceux qui n'avaient pas prévenu. A mon retour dans la classe, j'ai été interrompue par l'arrivée d'un plombier pour une fuite. Puis je suis ressorti pour accueillir une AVS (Auxiliaires de Vie Scolaire) qui avait besoin d'un document en urgence." Rebelote l'après-midi, la directrice devenant tour à tour "infirmière, intendante, concierge, assistante sociale ou secrétaire." En cause ? La suppression des contrats aidés, il y a quelques années. Des contrats qui permettaient d'embaucher quelqu'un pour faire le secrétariat. "Si seulement je pouvais avoir une personne qui puisse répondre au téléphone, appeler les parents des enfants absents, ouvrir la porte et filtrer les entrées… Cela changerait mes journées", estime Sabrina.

Ce "regain de travail", Stéphane le constate aussi. Pour son principal, qui "arrive à 07h30 et ne part jamais avant 19h30/20h", mais aussi pour lui. "Nous passons de plus en plus de temps dans les réunions à faire des dossiers, pour faire la liaison avec le primaire, le lycée, conseils de classe…", énumère-t-il. Des réunions auxquelles s'ajoutent les "heures de surveillance, les papiers à remplir pour le brevet, l'administratif, les cours à préparer, les copies à corriger". Résultat : des heures supplémentaires qui s'accumulent. La rémunération, elle, stagne. "Mon contrat de travail, c'est 20h. Mais je fais en moyenne 35h", constate "le prof de l'être", son surnom sur Twitter. Il l'assure : "Si on fait ce métier là, ce n'est pas pour l'argent. Nous n'avons pas à nous plaindre, nous avons un boulot à vie." Il n'empêche que son salaire, lui, n'a pas bougé en dix ans. "Avec le jeu des primes, on grappille, je passe de 1790 à 2000 euros net par mois." 

"L'enseignant doit savoir tout faire au primaire"

Un constat que partage Sabrina, qui aimerait un peu de "reconnaissance financière". "Mon statut de directrice ? Il me fait gagner 150 euros par mois, en plus de mon revenu de base. J'ai calculé : je suis à moins d'un euro de l'heure." Selon une enquête du syndicat Snes-FSU auprès de 8.000 enseignants, 94% des personnels s'estiment mal payés, et pensent que leurs salaires n’augmentent pas proportionnellement aux tâches fournies et aux compétences demandées. Toujours selon cette enquête, seuls 18% des sondés sont satisfaits du travail accompli à la fin de leur journée.

L'emploi à vie, les nombreuses semaines de vacances… Ces idées reçues, coriaces, Françoise a du mal à les supporter. Enseignante en primaire à Paris, elle constate avec amertume une "représentation tellement ancrée dans l'imaginaire des gens que cela créé un tabou : les profs n'ont pas le droit de se plaindre." Cela n'est pas sans conséquence sur le métier qu'elle a découvert il y a désormais cinq ans : "On ne s’attend pas autant à être un couteau suisse avec des journées à rallonge. L'enseignant doit savoir tout faire au primaire : enseigner une dizaine de matières, s’occuper des disputes pendant la récréation, préparer une chorégraphie pour la fête de l’école..." Une multiplication des tâches qui, nécessairement, déborde sur la vie privée. "Je passe environ huit à neuf heures chaque week-end pour préparer la semaine à venir. En gros, j'ai une journée de repos qui disparaît", relève Sabrina. Un constat que partage Françoise : "Quand on veut tout faire, s’investir dans la préparation et le suivi des élèves, c’est forcément en empiétant sur sa vie personnelle."

Malgré leur ras-le-bol, chacun des enseignants interrogés n'échangerait pour rien au monde son métier contre un autre. "Ce job a du sens. Tous les matins, j'enseigne à des enfants pour qu'ils deviennent des adultes capables de réfléchir, de prendre leur destin en main. Cela vaut le coup, même si ce n'est pas facile chaque jour", assure Sabrina. "J'aime mon métier, je ne le quitterai pas", ajoute pour sa part Stéphane, qui ressent de la gratitude de leur part. "Même si elle ne se manifeste que quelques années plus tard, ajoute Sabrina. Il m'arrive de revoir des élèves que j'ai eu il y a 15 ans, et qui sont aujourd'hui à la fac. Ce sont eux qui me permettent de tenir."


Thomas GUIEN

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