Travail le dimanche : "On parle de la liberté de travailler et de consommer, mais jamais des coûts pour la vie personnelle"

par Sibylle LAURENT
Publié le 29 septembre 2017 à 7h30
Travail le dimanche : "On parle de la liberté de travailler et de consommer, mais jamais des coûts pour la vie personnelle"
Source : AFP

ENTRETIEN - Dans leur livre "Les batailles du dimanche", deux chercheurs, Jean-Yves Boulin et Laurent Lesnard montrent que travailler le dimanche a un vrai coût pour la vie personnelle. Et déboulonnent au passage quelques idées reçues sur l'envie que les Français ont de travailler le dimanche.

Non, le dimanche n’est pas un jour comme un autre. Travailler ce jour-là ne revient pas à travailler un jour de semaine. Surtout du point de vue personnel. D’ailleurs, les Français y sont bien loin d’être aussi favorables à ce qui est avancé. C’est ce que montrent deux sociologues et chercheurs, Jean-Yves Boulin et Laurent Lesnard, dans un livre qui paraît ce mercredi, Les batailles du dimanche. Et dézinguent, études à l’appui, pas mal d’idées reçues sur la question.

 

"Lorsqu’est abordée la question de l’ouverture des commerces le dimanche, c’est souvent le point de vue du consommateur ou du touriste et le 'droit à la liberté d’acheter' ou de travailler qui sont mis en avant", précise Laurent Lesnard. "Mais quelles sont les conséquences pour ceux qui, justement, travaillent le dimanche ? Quels impacts sur leur vie personnelle ? La question est rarement abordée, dans les études ou les médias."

Le dimanche, c'est une journée à part, où l’on ralentit
Jean-Yves Boulin

Historiquement, le dimanche est un jour à part. "Dans un contexte où les couples sont maintenant tous deux actifs, et donc avec des agendas de plus en plus désynchronisés, c’est devenu le jour où l’on se retrouve en famille, entre amis, autour de moments de loisirs, ou de repas", note Jean-Yves Boulin. "C’est une journée à part, où l’on ralentit, où l'on pratique des activités, où tout le monde est libre en même temps. Le dimanche joue donc un rôle important pour permettre à ces moments de partage d’exister." Le jour est également important à l’échelle de la société : c’est le dimanche que sont organisés les évènements familiaux, mariages, mais aussi locaux, comme les fêtes de villages, les commémorations, ou encore les grandes manifestations sportives. La dernière étape du Tour de France, le grand prix de Formule 1 à Abu Dhabi, les Journées du patrimoine, ce sont des dimanches. 

Alors forcément, travailler le dimanche a des incidences sur la vie personnelle. D’abord, notent les deux chercheurs, sur la relation parents-enfants : un travailleur du dimanche va passer environ une heure et demi de moins avec son enfant que lorsqu'il ne travaille pas. Cette "perte sèche" de sociabilité, vaut aussi pour le temps passé en couple ou pour les loisirs. Et encore plus pour le cercle familial plus élargi et les amis. Le jour de repos compensateur, pris en semaine  en remplacement du dimanche, ne permet pas de récupérer ce manque, estiment également les deux chercheurs : "Il peut permettre de récupérer du temps personnel, mais pas celui perdu avec les autres", indique Laurent Lesnard. 

Laurent Lesnard et Jean-Yves Boulin, auteurs du livre Les batailles du dimanche.
Laurent Lesnard et Jean-Yves Boulin, auteurs du livre Les batailles du dimanche. - SL/LCI

Des impacts sur le lien parental

Autre effet moins visible : le travail le dimanche n’a pas le même impact sur les liens père-enfant que mère-enfant. Le lien père-enfant est essentiellement composé de loisirs, qui ne seront pas rattrapés, tandis que celui de la mère comporte  davantage des tâches domestiques invariables, telles que le dîner, la douche. "Certaines inégalités de genre vont être aussi plus marquées : la maman a tendance à 'surcompenser', en essayant, davantage que le père, de s’organiser pour contrebalancer le temps perdu avec les enfants. Quitte pour cela à renoncer à d’autres activités, souvent personnelles." 

Et les intéressés ont bien conscience de ce que cela leur coûte. Laurent Lesnard s’appuie sur une enquête de l’Insee en 2010 : "La question posée était : 'si vous aviez du changer votre journée, à quoi auriez-vous voulu consacrer plus de temps ?' Ceux qui ont travaillé le dimanche sont plus nombreux  à manifester l’envie de voir davantage la famille et les amis." "Remettre en cause le dimanche férié prive certaines catégories de population de la singularité de cette pause hebdomadaire", tranche Jean-Yves Boulin. "Cela peut engendrer des conséquences tant sur le lien éducatif parents enfants que sur la cohésion sociale et ouvre de nouvelles inégalités." D’autant que, montrent aussi les deux chercheurs, ce travail le dimanche concerne surtout d’abord des boulots aux horaires déjà atypiques. (des exemples ?)

La droite et la gauche ont participé au processus de banalisation du travail dominical, au nom du consumérisme
Jean-Yves Boulin

Dans l'opinion, "une sorte d’état d’esprit s’impose, qui est de dire ‘pourquoi on ne laisse pas le choix aux gens de travailler ?’", constate Jean-Yves Boulin.  "Il y a un vrai débat idéologique qui vise à convertir la population au fait que c’est important de pouvoir consommer le dimanche. Je suis frappé d’entendre les gens dire : "Quand même, ils gagnent plus d’argent, ils le choisissent... 

Les sondages montrent que depuis quelques années les Français y sont favorables : 81% des Franciliens et 66% au niveau national, selon une enquête Havas interactive. Mais les deux chercheurs appellent à la prudence, dans l’analyse des faits. "C’est une sorte de soutien mou. Dans le détail, les partisans sont les 18-24 ans (70%), et les plus âgés (58%). Des gens aux marges de l’activité, pas encore insérés. Les actifs en emploi sont eux majoritairement défavorables à l’ouverture, à 52%." Et dans tous les cas, l’opposition au fait de travailler soi-même le dimanche demeure une constante... OK pour les autres, mais pas pour moi, donc.

Pourtant, depuis une vingtaine d’années, le travail le dimanche n’a fait que se répandre toujours plus, avec la loi Maillé en 2009, puis la loi Macron en 2014, qui ont assoupli les règlementations et accordé toujours plus de dérogations. Au point que 30% des actifs seraient aujourd'hui concernés.

Est-ce que ça crée vraiment des emplois ?

"Ce qui est frappant", note Jean-Yves Boulin, "est que aussi bien la droite que la gauche ont participé au processus de banalisation du travail dominical, au nom du consumérisme. Je suis frappé par les arguments idéologiques brandis, qui sont très peu illustrés par les faits." Comme, par exemple, l’argument massue des pro-travail du dimanche,  qui est celui de la création d’emplois. "Cela ne s’appuie sur aucune étude en France mais sur des simulations faites à partir d’autres pays qui ont d’autres contextes culturels", indique Jean-Yves Boulin. "Les magasins de meubles ouvrent le dimanche depuis 2008. Pourquoi n'est-on pas allé regarder ce que ça a donné ?" 

L’argument d’une nécessaire adaptation aux nouveaux modes de vie ne le convainc pas plus : "Notre étude montre que faire les courses le dimanche ne figure pas spécialement parmi les activités préférées des Français qui sont plutôt demandeurs d’un commerce de divertissement", dit le chercheur. "Plutôt que partir du postulat que les Français veulent faire leurs courses le dimanche dans les sondages, pourquoi ne pas leur demander ce qu’ils voudraient faire ?" Eux l’ont fait, à travers une enquête de terrain réalisée à Brive en 2002. La réponse est claire : "Ils veulent des jeux, des moments en famille, des loisirs. Ils ne veulent pas des supermarchés ouverts, ils veulent des lieux culturels, avec des animations."

C’est un enjeu de société : qu’est-ce qu’on veut pour nos dimanches ? Pourquoi ouvrir des commerces, et pas des bibliothèques ?
Laurent Lesnard

Les deux chercheurs ne sont pas pour autant des forcenés de la fermeture dominicale : "Notre propos n’est pas de dire que tout doit être fermé". "Mais plutôt poser la question de l’utilité sociale. Le marché, par exemple, est un lieu de socialisation". Laurent Lesnard abonde : "La question que nous posons est : jusqu’où va-t-on ? Est-ce que c’est vraiment utile ?  C’est un enjeu de société : qu’est-ce qu’on veut pour nos dimanches ? Pourquoi ouvrir des commerces et pas des bibliothèques ? La question du lien social se pose, et d’autant plus à une époque, où cela tend à se diluer fortement, à tomber dans l’individualisme. Et pour faire lien, il faut des temps communs."

> Les batailles du dimanche, aux éditions PUF, par Jean-Yves Boulin, sociologue, chercheur associé à l’IRISSO (Institut de recherche interdisciplinaire en sciences Sociales, université Paris Dauphine), et Laurent Lesnard, sociologue et directeur de recherches au CNRS. 24 euros. 


Sibylle LAURENT

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