INTERVIEW - Dans la classe politique, des voix s'élèvent pour comparer la supposée lâcheté des réfugiés syriens au courage des Français durant la Seconde guerre mondiale. Pour mettre les choses au point, Eric Alary, historien spécialiste de cette période, répond aux questions de "metronews".
En tant qu'historien, que vous inspirent les images actuelles de l'arrivée de nombreux réfugiés en Europe ?
L'Histoire bégaie. Quand on a étudié, comme moi, les deux guerres mondiales et l'histoire des civils durant ces conflits, on voit bien que tout cela n'est que la continuation de ce qu'il s'est passé au 20e siècle : le déplacement massif de populations. Cela a commencé quand l'idéologie de la guerre a été modifiée, l'idée ayant germé dans les états-majors de s'en prendre aux civils pour faire plier l'ennemi plus vite. Résultat : des massacres et des exodes.
Des politiques dénoncent l'attitude des réfugiés syriens, en la comparant au courage des Français de 1914 ou 1940, qui eux seraient restés pour se battre face aux Allemands...
C'est totalement inepte. Des exodes, il y en a eu pendant toute la Première guerre mondiale, entre les Belges, les Français - d'une région à l'autre et d'un pays à l'autre. Et le summum, c'est le fameux exode de mai-juin 1940 : en croisant les différentes sources, on estime que 8 à 10 millions de réfugiés ont alors fui l'avancée allemande, soit près d'un quart de la population française de l'époque ! Au départ, ils ont convergé vers Paris. Mais quand les Allemands sont arrivés dans la capitale le 14 juin, et que le gouvernement a fui, c'était la panique. Des Lyonnais, des habitants des pays de la Loire, des Alpes ont également fui. Conséquence : vers le 20 juin, dans le Massif Central, toutes les routes étaient bouchées.
EN SAVOIR + >>
Quand Marine Le Pen et Nadine Morano disent n'importe quoi sur les migrants
Pourquoi parle-t-on de réfugiés et non de déplacés, puisqu’ils n'ont pas franchi de frontière ?
Parmi les réfugiés de 1940, environ 2 millions de Belges avaient franchi la frontière française. Les autres sont effectivement français mais à ce moment-là, le concept de déplacés n'existait pas. Il a été inventé plus tard par le Haut commissariat aux réfugiés (HCR). Le terme est donc resté pour les qualifier, de même que celui d'"exode", qui a émergé dès 1940-41. Aujourd'hui, cela reste le déplacement de populations le plus important de l'histoire européenne - et même probablement de l'histoire mondiale.
Tous les Français n'ont donc pas été résistants ?
Dire qu'ils l'ont été, c'est nier tous les travaux des historiens depuis les années 1970. Moins de 1% de la population a résisté sur l'ensemble de la guerre, et les "collabos" étaient environ 1 a 2%. Relayer le contraire, c'est véhiculer la propagande de l'après-guerre.
Le sort de ces réfugiés français de 1940 et celui des Syriens d'aujourd’hui est-il comparable ?
Comparaison n'est pas raison, mais s'il y en avait une à faire, c'est justement sur ce qu'ils vivent. En 1940, les réfugiés français avaient parcouru 500 kilomètres, avec d'énormes dégâts. Notamment, 90.000 enfants qui ont été perdus sur les routes de France en mai et juin. Alors quand vous voyez les Syriens, qui ont parcouru durant des mois plus de 5000 kilomètres, vous imaginez tous les effets collatéraux ! On a vu cette image d'un enfant mort sur une plage, mais on ne sait pas combien d'enfants ont été abandonnés sur les routes, combien de de viols ou d'abus ont été commis par les populations autochtones...
En 1940, les réfugiés français avaient-ils été bien accueillis par leurs compatriotes du Sud ?
Bien des Français n'aimaient pas ces gens du Nord, que certains avaient déjà appelés les "Boches du Nord" en 1914, ni ceux de l'Est qui avaient un accent... Et dès lors que l'exode a viré à la panique, en juin, il y a eu des abus. Il n'y avait pas de passeurs mais des Français faisaient payer une fortune un simple verre d'eau. Des réfugiés qui squattaient des fermes abandonnées se faisaient déloger à coups de fusil, des paysans partis avec leur vache pour donner du lait aux enfants se la faisaient voler dans la nuit, etc.
Ces réfugiés se sont-ils vu reprocher leur lâcheté, comme on peut entendre aujourd’hui certaines voix le faire aux Syriens ?
Ce discours culpabilisateur, c'était celui tenu en 1941 par un certain... Philippe Pétain. En 1940 au moment de l'armistice, il parle de "malheureux réfugiés", leur exprimant "compassion" et "sollicitude". Mais un an plus tard, il déclare : "Souvenez-vous de ces colonnes de fuyards, comprenant des femmes, des enfants, des vieillards, juchés sur des véhicules de toute nature avançant au hasard, dominés par la crainte et la volonté d'échapper à l'ennemi..." Là, il s'agit de dire qu'ils ont été pervertis par la République, ce qui justifie son programme de Révolution nationale, et de les rendre responsables de la défaite pour qu'ils retournent chez eux et se remettent au travail. Mais dire que les réfugiés de l'exode étaient responsables de la défaite est faux ! Toutes les études stratégiques et militaires montrent que la défaite était consommée en juin 1940.
De leur côté, comment les autorités ont-elles réagi face à l'arrivée de ces millions de réfugiés ?
Comme aujourd’hui, il y a eu une distorsion des comportements. Les préfets ayant demandé la solidarité, de nombreux locaux craignaient de manquer de nourriture s'ils accueillaient des réfugiés. Alors dans certains villages, le maire venait en personne leur demander de partir... Il y a eu également des comportements extrêmement courageux, comme celui de ce préfet qui est resté à son poste, aidant les réfugiés jusqu'à s'improviser presque boulanger. Il s'appelait Jean Moulin.