"T'es noire, donc sois invisible" : un documentaire donne la parole aux Afro-descendantes

Anaïs Condomines
Publié le 2 octobre 2017 à 18h29, mis à jour le 2 octobre 2017 à 18h35
"T'es noire, donc sois invisible" : un documentaire donne la parole aux Afro-descendantes
Source : "Ouvrir la voix" / Amandine Gay

DOCUMENTAIRE - Dans "Ouvrir la voix", la réalisatrice Amandine Gay livre un documentaire riche et nécessaire sur le ressenti, le vécu des femmes noires en France qui, pour la première fois, se racontent elles-mêmes.

"Si t'es noire, tu dois en faire deux fois plus." Le constat est fort, cruellement lucide. C'est celui d'une femme, Afro-descendante, Française, en 2017. Une femme à qui la réalisatrice et comédienne Amandine Gay a donné la parole, parmi tant d'autres, dans son documentaire "Ouvrir la voix", en salles à partir du 11 octobre.

Son pari était simple et pourtant inédit jusqu'alors : donner à voir et à entendre des femmes noires sur leur vécu en France, sans intermédiaire. Ici, aucune voix off, aucun·e spécialiste de la question - autre que les principales concernées. Amandine Gay explique à LCI : "Les femmes noires - et les noirs en général - sont souvent présenté·e·s comme un ensemble, un agrégat indifférencié, comme si nous n'avions pas accès à l'individualité. Alors, j'ai choisi pour ce documentaire des femmes qui ont des parcours différents, des origines sociales différentes, des religions différentes. J'ai bâti mes questions d'après mon expérience personnelle, et j'ai voulu mettre le focus sur leurs réponses, pour changer."

"Je faisais attention à tout, en fait"

Le résultat : un film dense, éclairant et, d'un certaine manière, violent. Car à travers les anecdotes - "j'avais trois ans, j'étais dans un parc et la petite fille m'a dit 'non je ne joue pas avec toi parce que tu es noire'" - se cache un racisme systémique latent, incroyablement présent à chaque phase de la vie de ces femmes. On le retrouve à l'école, quand une conseillère d'orientation déconseille la prépa à une bonne élève, dans les relations amoureuses, quand un compagnon se vante "d'être sorti avec une noire" comme d'une expérience. Ou même à la maison, quand les parents intiment à leur fille : "T'es noire, donc sois invisible, passe entre les mailles du filet."

Des stéréotypes tenaces qui laissent des traces. Et des injonctions difficiles à déconstruire : "J'essayais d'être meilleure que les autres à l'école, d'être bien coiffée, toujours bien habillée. Je faisais attention à tout, en fait. [...] Mon objectif c'était de sortir des clichés, c'est vrai", raconte cette jeune femme. "Il y avait toujours cette peur d'être jugé par des blancs aussi" se souvient une troisième. "Il fallait toujours qu'on soit nickel au niveau des fringues, des cheveux. Ma mère me coiffait toujours avec des petits chignons [...] justement pour casser l'image". Une dernière reconnaît encore : "C'est horrible. Des fois, je suis en retard et je vais me dire : 'Ils vont penser que les noirs sont toujours en retard...' Ce sont des trucs comme ça où tu dois toujours dealer avec ce que les gens pensent des noirs et avec le fait que toi, tu es une personne à part entière. C'est un va-et-vient fatigant.'"

Une histoire, pas une histoire de noirs
Amandine Gay

"Ouvrir la voix" montre comment celles qui n'ont pas "le privilège de l'innocence de leur couleur de peau" se retrouvent souvent invisibilisées, en tant qu'individu, prises en étau entre des attentes sociétales sexistes et des préjugés racistes plus ou moins visibles au grand jour. La faute, entre autres, à une représentation, dans le monde de la culture notamment, quasiment inexistante. C'est quand elle en a eu assez de se voir rétorquer par un comité de lecture qu'un personnage de "femme noire lesbienne sommelière" n'était "pas réaliste" aux yeux de la télévision d'aujourd'hui qu'Amandine Gay a décidé de quitter le monde de la fiction.

Mais dans celui du documentaire, tout n'est pas rose. "Je n'ai pas eu droit aux aides du Fonds Images de la diversité du CNC (Centre national du cinéma et de l'image animée, ndlr)", déplore la réalisatrice. "Et comme les aides du CNC fonctionnent en cascade, je n'en ai eu droit à aucune." Ironie mordante : il a donc été très compliqué pour Amandine Gay de donner, au cinéma, la parole à ces femmes... qu'on écoute rarement par ailleurs. Finalement, elle crée sa propre boîte de production, la bien-nommée "Bras de fer" pour que le film voie le jour. "C'est une aventure", relativise-t-elle aujourd'hui. "Je suis contente que le film sorte, qu'il crée un engouement avant même sa sortie et qu'il bénéfice d'une projection nationale. J'ai de quoi être positive."

En revanche, la militante afroféministe se montre nettement plus pessimiste quant à la suite de sa propre carrière. "J'ai passé quatre ans de ma vie pour ce documentaire, sans gagner ma vie par ailleurs. Mon statut de réalisatrice sera-t-il pérenne ? Si je ramène des sous au CNC grâce au succès du film, je n'ai aucune garantie qu'il veuille bien m'aider par la suite. Moi, j'ambitionne de faire carrière dans le cinéma, et je ne veux pas qu'on dise que je fais des films de niche, parce qu'il n'y a que des noirs dedans." Seulement voilà, l'immobilisme du cinéma français n'encourage pas, d'après elle, un autre regard. "Le jour où on parlera d'un film comme d'une histoire, et pas d'une histoire de noirs, on aura avancé. On n'en est pas encore là."


Anaïs Condomines

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