DEBAT – Le ministre de l'Intérieur Manuel Valls a envoyé lundi une circulaire aux préfets afin qu'ils interdisent la tenue des spectacles de l'humoriste controversé. Mais n'est-ce pas lui faire involontairement de la publicité ?
C'est tout le paradoxe de l'"affaire Dieudonné". Faut-il, oui ou non, en parler ? De nombreuses voix se sont élevées, depuis la croisade du gouvernement contre l'humoriste controversé, pour alerter sur les effets pervers de l'ultra médiatisation de la polémique. Condamner publiquement l'homme, dénoncer les quenelles et aujourd'hui, vouloir interdire les spectacles de Dieudonné , n'est-ce pas tout simplement lui faire de la publicité ?
La Ligue des Droits de l'Homme (LDH) a tiré la sonnette d'alarme lundi. Pour l'association, la "méthode Valls" est risquée, voire contreproductive. Interdire ses spectacles pourrait en effet "fédérer autour de Dieudonné une sympathie réactionnelle de ceux qui se considèrent opprimés". Interdire ses représentations, c'est en effet lui offrir, d'une certaine façon, un cadeau inespéré : l’ériger en martyr du système politique.
Les effets pervers de la médiatisation
Avec deux effets pervers à la clé : d'un côté ses fans y verront avec délectation la preuve de ce qu'ils dénoncent à grand coups de quenelles : le contrôle du "lobby juif" sur "le système" et l'interdiction de la critique. De l'autre, le risque de voir naître un nouveau public : ceux qui n'y prêtaient pas vraiment attention jusqu'à présent et qui, plus attachés à la liberté d'expression qu'au discours de l'homme lui même, lui témoigneront désormais sa sympathie.
La machine est déjà lancée : les gestes de soutien se multiplient. Jamais la communauté des fans de "Dieudo" n'a été aussi fière, aussi partisane. Combien de quenelles sont sorties sur les différents blogs, sur Facebook, jusqu'à se montrer sur les terrains de foot depuis la polémique en soutien à Dieudonné ? D'ailleurs, les places de son spectacle (38 euros) ne se sont jamais autant arrachées. "Le Mur", qui se joue trois fois par semaine à la Main d'or, affiche en effet complet jusqu'au 31 janvier prochain. Indéniablement, le "buzz" fait monter l'audience.
La polémique Dieudonné ou le "paradoxe de la tolérance"
Alors, interdire, est-ce la solution ? Dans le passé, l'humoriste a déjà déposé une quinzaine de recours en référé pour contrer les interdictions. Et il a toujours gagné. Faut-il prendre le risque, à nouveau, de voir la justice lui donner raison face à l'Etat ? Quand bien même, si les spectacles sont effectivement interdits, aucune circulaire, cette fois, ne pourra l'empêcher de diffuser ses vidéos sur le web, dont le nombre de vues dépasse aujourd'hui les 2 millions. Car c'est un fait : ses fidèles sont d'abord sur Internet. Ce qui rend le "phénomène Dieudo" encore plus difficile à contenir.
Mais une autre question, tout aussi légitime se pose : faudrait-il alors laisser faire ? Au-delà du fait médiatique, la polémique de Dieudonné pose un véritable débat de société. Et apparaît comme la meilleure illustration récente du "paradoxe de la tolérance" de Karl Popper. "Si l’on est d’une tolérance absolue, même envers les intolérants, et qu’on ne défende pas la société tolérante contre leurs assauts, les tolérants seront anéantis, et avec eux la tolérance", disait le philosophe viennois. Qui aurait répondu aujourd'hui que Dieudonné mérite ou non que l'on en parle, ignorer toute forme d'intolérance qui grandit dans le monde, c'est s'en faire le complice.
Laisser faire ou condamner ? A chacun de décider. La garde des Sceaux Christiane Taubira, victime d'une attaque raciste de la part du journal d'extrême droite Minute, avait par exemple choisi de ne pas porter plainte, pour ne pas faire augmenter les ventes de ce journal qui habituellement a une diffusion plutôt limitée. Devant la polémique Dieudonné, y voyant un "péril pour la démocratie", elle a cette fois choisi d'agir, et a appelé à "descendre dans l'arène".