Pourquoi les drag queens sont plus que jamais les reines des nuits parisiennes

par Youen TANGUY
Publié le 5 avril 2018 à 7h00, mis à jour le 5 avril 2018 à 16h00
Pourquoi les drag queens sont plus que jamais les reines des nuits parisiennes
Source : Fanny Challier

REVIVAL - D'une vingtaine, elles sont passées à une centaine en quelques années : les drag queens sont de plus en plus nombreuses sur la scène parisienne, et ont de plus en plus de public. Un phénomène qui peut s'expliquer par la popularité de la télé-réalité américaine Rupaul's Drag Race, mais pas seulement.

19 heures, à la Villette. A quelques mètres des allées calmes du parc parisien, l’agitation règne dans le bar La Folie, où plusieurs dizaines de personnes sont amassées autour de petites tables. "Et voici le numérooooo de l’enfer", s'égosille Minima Gesté, pâquerettes dans les cheveux et mini-jupe à paillettes. "Le numéro 66 !!!!", lui rétorque son acolyte blonde Tipsy Turvy, provoquant les rires dans la grande salle aux colonnes rouge laquées.

Comme tous les dimanches soir se tient ici le ‘Bingo Drag’. Le concept est le même que pour le bingo ‘classique’ : 90 boules numérotées de 1 à 90 et des grilles à remplir. La seule différence : le jeu est ici animé par deux drag queens. Minima Gesté, de son vrai prénom Arthur, a été contactée par l’équipe de La Folie début 2017 pour co-animer cette soirée. Le succès a été tel que l’événement est devenu hebdomadaire quelques mois plus tard. Et ce n’est pas le seul du genre à Paris. 

House of Moda, Madame Klaude, Jeudi Barré, Queermess, Discoquette, ou Boudoir Von Lear... : les soirées drag foisonnent à Paris depuis quelques années. Et le nombre de drag queens aurait, lui, décuplé dans la capitale. "En trois ans, on est passé d’une vingtaine de drag queens à au moins une centaine", constate Veronika Von Lear, créatrice du cabaret burlesque Boudoir Von Lear. Comment expliquer un tel essor ? 

"Les performances drag sont une composante essentielle des cultures LGBT et queer. Des cabarets interlopes au début du XXe siècle aux shows burlesques aujourd’hui, cet usage spectaculaire du corps a toujours suscité l’attention, analyse pour LCI Bruno Perreau, professeur au Massachusetts Institute of Technology et auteur de Qui a peur de la théorie queer ? Simplement, les projecteurs médiatiques ont été davantage braqués sur la conjugalité et la lutte contre les violences liées à l’orientation sexuelle, dans le sillage du PaCS et du mariage. Aujourd’hui, la plus grande attention portée au phénomène drag atteste d’un nouveau déplacement des débats et aussi de l’émergence d’une nouvelle génération, nourrie par RuPaul’s Drag Race".

Inspiration RuPaul

C’est indéniable : toute une génération de drag queens est arrivée avec RuPaul’s Drag Race, une télé-réalité américaine créée en 2009 qui fait s’affronter une dizaine de participantes pour désigner la 'reine'. C’est ce qui a inspiré l’extravagante Calypso Overkill, de son vrai prénom Jérémy (avec un 'y' car il tient). Né aux Philippines dans une famille conservatrice, rien ne le prédestinait à s’intéresser au drag : "Il y a quelques années, j’ai vu sur Tumblr une photo d’Akashia, candidate de la saison 1. Au début ça me dégoûtait, je ne comprenais pas. Je n’avais même pas encore compris que j’étais gay". 

Il découvre RuPaul Drag Race en 2013, apprend à se maquiller grâce à des tutoriels sur YouTube, achète des vêtements de femme, enfile des talons et arbore des perruques. Il est vite contacté par Jérémy Patinier, l’un des cadors du drag français, pour participer à la première édition du Dragathon, une compétition qu’il remporte haut la main.

Une 'popularisation' du drag ?

Bien que les spectateurs restent majoritairement jeunes et issus de la communauté LGBT, les soirées drag s’ouvrent de plus en plus au grand public en France. "Mais que vois-je ? Quelques hétéros se sont glissés dans la foule", fait remarquer avec humour Minima Gesté au Bingo Drag, en désignant un petit groupe. "On est venus par curiosité, nous expliquera un peu plus tard François. C’est vraiment cool, on reviendra peut-être dimanche prochain". 

Les drag queens investissent même les soirées d’entreprise tout ce qu’il y a de plus classique. Calypso Overkill nous raconte ainsi avoir joué Laura Ingalls, la star de La Petite maison dans la prairie, aux côté de neuf collègues lors d’une soirée séries TV organisées par "deux boîtes de communication". La comédie musicale 'Priscilla, folle du désert', mettant en scène des drag queens et inspirée du film sorti en 1994, a fait également un retour fracassant à Paris. Une popularisation de l’art drag qui n’est pas toujours vue d’un bon œil. 

RuPaul a donné un vocabulaire commun et des références aux jeunes drag queens
Enza Fragola, drag queen

"RuPaul a donné un vocabulaire commun et des références aux jeunes drag queens, se réjouit Enza Fragola, créature exubérante aux costumes toujours grandioses et colorés. Après il faut quand même remettre les choses en place : c’est une télé-réalité avec tout l’éditing et la dramaturgie qui se cache derrière". Et d’ajouter : "Ça arrive souvent que des filles qui ne connaissent le drag qu’à travers le prisme de RuPaul arrivent dans le milieu en reproduisant exactement les codes de l’émission. Moi, je rigole en disant que RuPaul a créé des drags monstrueuses".

Pour Clémence Trü, de son vrai nom Guillaume, être drag queen c’est avant tout "jouer sur les notions de féminin et de masculin, créer un personnage qui se moque des carcans. Une drag queen peut tout aussi bien être une représentation de la femme qu’une caricature : un homme avec une perruque, une créature ou encore un clubkid… Il y a de multiples façons d’être drag queen".

Pour cette raison, elle regrette le manque d’inclusion de l’émission RuPaul's Drag Race (pas de barbus ou de femmes). "Il ne faut pas faire de ‘tri’ dans le drag, martèle-t-elle. Mais je m’inquiète un peu : bientôt va-t- il falloir correspondre à certains codes ? Y aura-t-il des règles à ne pas rompre ? Tout cela offre une certaine vision limitée et très américaine du drag qui ne devrait pas être la seule".

Alors pour pousser les fans de l’émission à venir voir ce qui se fait à Paris, plusieurs drag queens ont lancé le hashtag #supportyourlocalqueen (‘soutenez votre drag queen locale’). "On galère pour avoir du public même si les réseaux sociaux nous aident beaucoup", assure Enza Fragola. Car aujourd’hui, on est encore loin de pouvoir parler d’une économie drag à Paris. 

Un constat partagé par Fabien Lesage, organisateur du JeudiBarré, une soirée drag animée par Cookie Kunty, la drag queen parisienne la plus suivie sur les réseaux sociaux, avec ses 8300 followers sur Twitter. Fabien a récemment changé le lieu de la soirée, non sans difficulté. "J’ai visité une dizaine de bars avant de trouver le bon, car il fallait quelque chose de gay friendly, avec des bonnes lumières, une bonne sono… ". A demi-mot, il évoque des gérants frileux face à la perspective d’accueillir une soirée drag. 

"C’est certain que le drag est en train de se populariser, mais c’est encore très compliqué d’en vivre dans ces conditions", reconnaît-il. Si le jeune homme arrive à rémunérer toutes les drag queens embauchées - 70 euros par soir pour Cookie Kunty et 50 euros pour les autres –, il ne se paie pas encore lui-même. Les cachets varient généralement entre 50 et 150 euros par soirée, indique de son côté Calypso Overkill. "C’est dur d’en vivre. Je ne peux pas tout me payer en drag, mais je me débrouille. Niveau fringues, je vais dans les bacs à 1 euros dans les friperies. Pour les perruques, j’en ai une dizaine avec lesquelles j’alterne. Ce qui coûte cher c’est surtout le transport (taxi, Uber…) et l’alcool en soirée."

Entre 50 et 150 euros par soirée

Mais si toute une nouvelle génération de drag queens, plus axée sur le divertissement, est arrivée par le prisme de RuPaul, d’autres, à l’instar d’Enza Fragola alias Vincent, ont débuté pour des raisons plus politiques. "Le drag, c’est politique, assure cet ingénieur en informatique, qui a eu envie de se lancer dans cet art au moment de La Manif pour tous : "Ça a fait ressortir tellement de haine que ça nous a donné envie de nous exprimer". 

"Le dragtivisme (contraction de drag et activisme) est un magnifique outil pour renverser les normes et agir dans la vie publique", estime Minima Gesté. Chaque année, les deux acolytes organisent le Sidragtion afin de récolter de l’argent pour le Sidaction. Des soirées drag en faveur du BAAM (Bureau d’accueil et d’accompagnement des migrants) sont également organisées couramment.

C’est peut être ça aussi qui importe : créer des passerelles entre l’engagement politique et la création artistique
Bruno Perreau, auteur de "Qui a peur de la théorie queer ?"

"Les questions de la race et du queer sont complètement entrelacées, note Bruno Perreau. L’une des premières personnes à avoir utilisé le terme queer dans son travail théorique est l’universitaire Gloria Anzaldúa, lesbienne et féministe, et dont la famille, d’origine mexicaine, avait émigré aux États-Unis. La culture drag crée des déplacements sur ce qu’est le corps, la prise de parole, la sexualisation de l’espace public. Secouer le genre, c’est politique", explique-t-il. 

Mais même pour les moins politiques d’entre elles, cette facette du drag est inévitable. "Quand j’ai commencé le drag, c’était pour rentrer gratuitement dans les boîtes, reconnaît Calypso. Maintenant, j’ai compris que quand je mettais une perruque, c’était aussi un acte militant".


Youen TANGUY

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