ANTIRACISME – Admis comme "un fait" mais nuancé par le chef de l'Etat dans une interview à "L'Express", le concept américain de "privilège blanc" s'est progressivement fait une place dans le débat sur les inégalités et les discriminations en France.
"Je constate que, dans notre société, être un homme blanc crée des conditions objectives plus faciles pour accéder à la fonction qui est la mienne, pour avoir un logement, pour trouver un emploi, qu'être un homme asiatique, noir ou maghrébin, ou une femme asiatique, noire ou maghrébine." Ces mots ne sont pas d’une personnalité engagée mais bien du président de la République qui, dans un entretien fleuve à L’Express, est revenu sur la notion de "privilège blanc". S’il le reconnait comme "un fait", Emmanuel Macron a toutefois nuancé sa portée en considérant qu’elle ne peut expliquer à elle seule les trajectoires individuelles. Mais que désigne ce concept ? Comment a-t-il été transposé dans le débat français ? De ses origines dans les universités américaines à sa renaissance à la faveur des manifestations antiracistes de cet été, LCI revient sur l'itinéraire de ce concept.
De W.E.B Du Bois aux manifestations antiracistes
C’est au XIXe siècle que cette notion émerge outre-Atlantique avec l’idée que les personnes blanches, même pauvres, bénéficient en réalité d’une forme de "salaire psychologique" auquel n’ont pas droit les personnes noires. L’historien William Edward Burghardt Du Bois, dit W.E.B Du Bois, la théorise alors dans son livre "Black Reconstruction in America" et dessine les contours de ce qui deviendra le concept du "privilège blanc". Apprivoisé par les étudiants américains de gauche dans les années 60, le concept de "white privilege" est en réalité nommé et popularisé vingt ans plus tard par la chercheuse Peggy McIntosh dans un article de quatre pages, publié en 1989, "Privilège blanc : vider le sac à dos invisible". Cette universitaire de la côte Est y reconnait l’existence d’un "phénomène de privilège blanc", tout autant "nié et protégé" que le privilège masculin, et y liste à la première personne une cinquantaine d’événements de sa vie quotidienne renvoyant "au privilège de la couleur de peau plutôt qu’à la classe, la religion, le statut ethnique ou le lieu géographique".
"Peggy McIntosh s’est fait un nom avec cet article, dont la lecture est pratiquement requise aujourd’hui pour les étudiants de sciences sociales", souligne Cécile Coquet-Mokoko, professeure de civilisation américaine à l’université de Versailles-Saint Quentin. "Ce qui est novateur, c’est que quelqu’un de blanc et identifié comme tel va écrire sur le privilège blanc : c’est une forme de confession."
Importée depuis en France, la notion n'est toutefois pas entrée dans le langage ordinaire. En 2013, le sociologue Maxime Cervulle signe un livre, "Dans le blanc des yeux" mais préfère parler de "blanchité" pour désigner "l’hégémonie sociale, culturelle et politique blanche à laquelle sont confrontées les minorités ethnoraciales". Cécile Coquet-Mokoko l’explique ainsi : "Pris dans un prisme français, ce terme n’est pas facilement acceptable car nous avons eu la nuit du 4 août (1798, ndlr) où nous avons justement aboli les privilèges. À mon avis, calquer le terme de ‘privilège blanc’ à notre société ne rend pas justice avec ce que l’on cherche à expliquer : cela n’amène pas au dialogue, mais seulement à de la crispation".
Au fur et à mesure, et à la faveur des manifestations antiracistes de cet été, entre l’assassinat de George Floyd aux États-Unis et la (re)médiatisation de l’affaire Adama Traoré en France, des personnalités prennent part au débat. À l’instar de Corinne Narassiguin, secrétaire nationale à la coordination du PS, qui considère qu'intégrer une telle expression en France s’apparente à "un non-sens historique". Dans une tribune signée dans Le Monde le 9 juin dernier, elle écrit : "En France, la lutte contre les privilèges est entendue comme une lutte contre des inégalités d’ordre patrimonial, économique et social. C’est l’héritage de la Révolution française. Importer en France l’expression ‘privilège blanc’, c’est vouloir plaquer l’histoire des Etats-Unis sur l’histoire de France, sans respecter ni l’une ni l’autre".
Un concept rendu "mainstream" par Despentes
Pour la journaliste et auteure Rokhaya Diallo, au contraire, la notion n’est pas l’apanage des penseurs américains, "les travaux d’Aimé Césaire sur la suprématie blanche" en sont un exemple, et le terme a déjà été utilisé dans le passé pour servir d’autres causes : "Ce n’est pas nouveau, Gisèle Halimi parlait dans les années 70 de privilèges masculins". En attendant, si une personnalité a contribué à vulgariser l’expression dans l'espace public, c’est bien Virginie Despentes. Le 4 juin dernier, l’auteure lit un texte au micro de France Inter, qu'elle adresse à "ses amis blancs qui ne voient pas où est le problème" et énonce : "Le privilège, c’est avoir le choix d’y penser, ou pas. Je ne peux pas oublier que je suis une femme. Mais je peux oublier que je suis blanche. Ça, c’est être blanche. Y penser, ou ne pas y penser, selon l’humeur. En France, nous ne sommes pas racistes mais je ne connais pas une seule personne noire ou arabe qui ait ce choix."
"Tout le monde peut reconnaitre que c’est un désavantage d’être noire, arabe ou asiatique dans ce pays. C’est un désavantage factuel, qui est documenté", appuie Rokhaya Diallo. Car si chacun ne s’accorde pas sur la manière d’aborder le sujet dans notre société, des études pointent régulièrement les discriminations faites en raison du genre ou de la couleur de peau. Ainsi, une récente enquête de SOS Racisme, menée pendant près d’un an à Paris, a démontré que les candidats d’origine africaine, maghrébine ou asiatique avaient nettement moins de chance d’obtenir un appartement. Ce qui revient à 15% de chances en moins de signer un bail pour une personne d’origine asiatique, 28 % pour une personne originaire des Outre-mer et 38 % pour une personne d’origine africaine.
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