"Silence, on cogne" : victimes de violences conjugales, les femmes de policiers et de gendarmes brisent l'omerta

Publié le 13 février 2020 à 7h05, mis à jour le 13 février 2020 à 7h13
JT Perso

Source : TF1 Info

INTERVIEW - Dans un livre coécrit avec la journaliste Sophie Boutboul, Alizé Bernard - violentée des années par son conjoint - lève le voile sur les violences conjugales subies par les femmes de policiers et gendarmes, et les difficultés qu'elles ont à parler et à se faire entendre du fait de la profession de leurs bourreaux.

"Si ce livre peut aider la gendarmerie, la police, la justice et le gouvernement à prendre conscience des dysfonctionnements, des passe-droits de certains policiers ou gendarmes, à mettre en place des garde-fous, ce sera une grande victoire." Alizé Bernard a été battue et humiliée pendant plusieurs années par son ex-conjoint, gendarme. Après s'être vu refuser un dépôt de plainte en avril 2016 pour des faits d'étranglement et menaces avec un couteau, elle réussit à le faire deux mois plus tard pour l'ensemble des violences subies depuis l'été 2008. Son compagnon est alors condamné condamné à six mois de prison avec sursis, dix-huit mois de mise à l’épreuve et une obligation de soin. Mais il est dispensé de l’inscription de sa peine au bulletin numéro 2 du casier judiciaire, ce qui lui permet de continuer à travailler.

Dans le livre "Silence, on cogne" (éditions Grasset, sortie le 20 novembre) écrit avec la journaliste Sophie Boutboul, elle raconte son parcours de combattante, et les obstacles qui se sont dressés devant elle du fait du métier et du statut de son agresseur. Parce que leur conjoint est assermenté, connaît les procédures, sait manier les armes et est parfois protégé par ses collègues, ces femmes sont souvent réduites au silence, et leur parole niée. LCI s'est entretenu avec Sophie Boutboul et Alizé Bernard.

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LCI : Pourquoi personne n’imagine qu’un policier ou un gendarme puisse être violent avec sa compagne, au sein de son foyer ?

Alizé Bernard : Ils incarnent et représentent la loi, ils sont censés protéger les victimes, être irréprochables. De fait, personne n'imagine qu'ils puissent être eux-mêmes auteurs de violences conjugales.

Sophie Boutboul : Je pense plutôt que la police, la gendarmerie et l'Etat prennent ça comme des cas isolés et non systémiques. La culture du silence et le corporatisme font qu’il est difficile d'en parler, y compris pour les policiers et les gendarmes qui y sont confrontés. Ils aimeraient que leurs institutions développent des procédures et des protocoles pour éviter ces violences ou mieux accompagner les auteurs et victimes.

LCI : Quelles difficultés propres au métier de policier ou gendarme se posent aux femmes victimes de violences, notamment lorsqu'elles sont prêtes à en parler ?

Sophie Boutboul : Ce qui m’a marqué au cours de l’enquête, c’est la similarité des menaces proférées par les auteurs. Ils se servent de leur fonction pour dire à leurs victimes : 'Je suis agrée, assermenté, tu ne pourras rien faire, je te ferai passer pour folle' ou 'Ce sont mes collègues qui prendront ta plainte, elle reviendra sur mon bureau, et de toute façon personne ne te croira' ou encore 'C’est moi la loi, j’ai des copains médecins légistes ou indics et je pourrai te faire tuer sans problème'. 

Alizé Bernard : J'ai moi-même reçu une partie de ces menaces. Et sur le moment, vous vous dites que votre compagnon a raison, que personne ne vous croira face à lui. Ça vous freine énormément.

"Les chiens sont autorisés, les femmes sont tolérées"

LCI : Alizé, vous racontez dans le livre que la première fois que vous vous rendez dans la caserne où vit votre conjoint, vous tombez sur un écriteau "Les chiens sont autorisés, les femmes sont tolérées". Est-ce représentatif de l'ambiance qui règne dans les casernes ? Cela peut-il expliquer les non-dits et les passages sous silence des violences ?

Alizé Bernard : La caserne est un espace de vie pour les gendarmes, où les femmes sont autorisées et tolérées, mais n’y sont rien. Tout le monde se connait mais se dit 'bonjour, au revoir' sans creuser. Mais ce qui est sûr c'est que tout est très mal isolé, et donc que tout le monde sait tout de la vie des uns des autres. Ce qui n'empêche pas le règne de la loi du silence. Et effectivement dans mon cas, personne n'a bougé le petit doigt. Après, je n’ai pas vécu suffisamment longtemps en caserne pour dire quel impact ça a pu avoir sur le fait de parler ou non. Mais je suppose que des femmes qui y vivent ne peuvent pas le faire. Une victime m'a un jour raconté qu'après avoir appelé le poste de garde pour des faits de violence personne ne s'était déplacé, et qu'elle avait ensuite été regardée comme une pestiférée.

LCI :  Une fois qu'une plainte est déposée contre un policier ou un gendarme pour violences conjugales, comment faire pour éviter qu'il soit protégé par ses collègues ?

Alizé Bernard : Il faudrait peut-être créer un pôle indépendant de la police ou de la gendarmerie pour recevoir les victimes et prendre leur plainte, et s'assurer que ces dernières ne soient pas diffusées sur la base de données accessible à tous les policiers et gendarmes, pour que les auteurs ou leurs collègues ne puissent pas y avoir accès.

Sophie Boutboul : Il y a une sacralisation de la parole de ces hommes, représentants de la loi. La parole d’une femme victime a moins de valeur aux yeux de certains policiers et gendarmes qui les reçoivent. Un rapport de l'Inspection générale de la Gendarmerie nationale (IGGN) a montré qu'Alizé n'avait pas été protégée, ses droits bafoués, et que tout avait été fait pour enterrer le dossier. Dans le livre, j'évoque le cas de Carine, tuée de trois balles dans la tête par son ex compagnon, policier. Avant les faits, elle avait plusieurs fois alerté les forces de l'ordre. Un jour où des policiers s'étaient déplacés jusqu'à son domicile, l'un d'eux était reparti en tapant sur l'épaule de son ex et en lui disant : 'Tu es de la maison, qu'on ne te revoit plus là'. Ces défaillances s'observent à tous les niveaux de la hiérarchie. Je parle également dans l'ouvrage d'un policier de l'Inspection générale de la Police nationale (IGPN) qui a persuadé une victime de retirer sa plainte pour viol. Mais ce n'est en aucun cas à nous de proposer des solutions pour éviter cela. Nous portons seulement ce sujet à la connaissance de l'Etat, à lui d'agir.

Peu de sanctions, aucunes mesures de précaution

LCI : Vous rapportez dans le livre que des policiers et gendarmes signalés ou condamnés pour violences conjugales continuent d'être référents violences conjugales/intrafamiliales dans les commissariats ou à prendre des plaintes de femmes victimes.   

Sophie Boutboul : Oui, ça paraît très étonnant mais même quand des hommes gendarmes ou policiers sont mis en cause et condamnés pour violences conjugales, ils restent à leur poste. Annie, l'une de mes témoins, a porté plainte pour viol contre son ex conjoint policier, et une instruction est ouverte. Mais aujourd’hui, il est toujours en poste au commissariat. Les mesures de précaution sont rares. Pourquoi laisser des hommes auteurs de violences conjugales prendre les plaintes de femmes et enfants victimes ? Pourquoi ne pas désarmer un policier ou gendarme visé par une plainte pour violences conjugales ?

LCI : Justement, quid du port d'arme hors service ? Vous expliquez dans le livre que certains féminicides et infanticides ont été commis par de tels objets. 

Sophie Boutboul : Effectivement, nous avons constaté que dans les féminicides et infanticides commis par des policiers ou gendarmes, certains l'étaient avec des armes de service, et pour certains, des plaintes avaient été déposées par le passé. Aujourd’hui, Marlène Schiappa se prononce pour le retrait du port d’arme en cas de plainte pour violences conjugales. Mais est-ce que cela s’appliquerait aux policiers et gendarmes auteurs de violence ? C’est une question à laquelle le gouvernement devra répondre. Peut-être qu'il faudrait également réfléchir à un processus qui déchargerait de cette responsabilité les chefs de service,  pour qu’ils ne se retrouvent pas seuls à prendre ces décisions. Il ne faut plus que ce soit la politique de la débrouille, du cas par cas, du flottement et que toute cette responsabilité ne pèse que sur les épaules d’un chef de service.


Justine FAURE

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