ETUDE - Deux chercheurs sont allés à la rencontre de djihadistes, en prison. Objectif : entendre leur parole, trop souvent sous-estimée. Ils en ont tiré un livre, "Soldats de Dieu, paroles de djihadistes incarcérés", qui éclaire sur ce que ces hommes ont dans la tête.
Ce sont des hommes qui font peur. Qui sont l’objet de multiples articles, études, commentaires. Chercheurs, politiques, journalistes, experts, tout le monde parle d’eux. C’est un fait, les djihadistes fascinent. Par la violence de leurs actes, leur choix de vie radicale, leurs gestes monstrueux. Pourtant, ils sont rarement écoutés. Plus précisément, personne ne leur donne la parole. Ils sont invisibles.
C’est ce contraste qui a étonné Xavier Crettiez et Bilel Ainine, deux chercheurs. Autant d’articles consacrés au sujet, et pourtant, une impossibilité à accéder à la parole de ces hommes. Impossible, parce que souvent leur parole est déconsidérée, jugée sans fondement : la violence des attaques est telle qu'aucune explication sensée ne semble possible. Alors, sont avancées des explications psychologiques : ces hommes sont fous, fragiles psychologiquement, voire dépendants aux psychotropes... Leur parole est aussi "moralement inaudible". Dans un contexte d’attentats massifs et réguliers, les parties sont extrêmement crispées sur le sujet. Entendre ces djihadistes, c'est prendre le risque de les comprendre, ou même leur accorder une attention qu’ils ne méritent pas. Et de ça, pas question.
Pas de portrait type du djihadiste
Le livre "Soldats de Dieu, paroles de djihadistes incarcérés", est né de cet étonnement. De cette curiosité : que pensent les djihadistes ? Qu’ont-ils dans la tête ? Pourquoi ont-ils basculé dans la lutte armée ? Quel est leur schéma de pensée ? Aidés par l'Administration pénitentiaire, Xavier Crettiez et Bilel Ainine ont envoyé une cinquantaine de lettres à des djihadistes incarcérés et condamnés - les seuls que, juridiquement, ils peuvent approcher. Et, déjà, ils ont été étonnés. "On pensait que la principale difficulté serait de convaincre les djihadistes", raconte Xavier Crettiez lors d'une conférence consacrée au sujet, pour la sortie du livre. "Au final, le problème a plus été de passer la barrière des secrétariats et administrations. Les djihadistes étaient plutôt ravis qu’on parle d’eux et qu’on les voie."
Au total, ils sont 13, à qui les chercheurs ont pu parler. Des hommes, toujours, tous jeunes, entre 23 et 30 ans, rencontrés au parloir, dans une dizaine de prisons françaises. Tous enfermés dans des unités dédiées. Tous citoyens français, certains avec la double nationalité. Tous condamnés pour infraction terroriste. Et tous ont fréquenté les pays du Proche-Orient. Hormi cela, pas facile de trouver des points communs à cette population "en réalité assez disparate", notent les deux chercheurs. "Globalement, il n’y a pas un portrait type du djihadiste". Certains, mais très peu, montrent une "certains fragilité psychologique", tandis que d’autres à l'inverse, semblent "très réfléchis", voire "particulièrement intelligent et cultivés". Le rôle de la délinquance a pu jouer, mais pas toujours, dans le parcours. La vie familiale a parfois été perturbée, le parcours scolaire aussi, mais là encore, aucune généralité ne peut être faite.
Ce sont des gens qui apprennent la religion à travers des pdf et vont être totalement fascinés par ce que tout à coup ils deviennent.
Xavier Crettez
Leur radicalisation, elle, s'est construite petit à petit. Les djihadistes ont appris leur rôle progressivement. Là encore, une multitude de facteurs jouent : des facteurs sociologiques, sans doute, mais aussi une "forme de disponibilité", de jeunes qui ont le temps, ne sont pas installés, qui n’ont pas de cellule familiale très structurée, plutôt remplacée par un réseau d’amis. Bien souvent, par contre, il y a un "apprentissage solitaire de la religion", notent les deux chercheurs. "Cela ne passe pas systématiquement par des mosquées salafistes, c’est même plutôt rare. Ce sont des gens qui apprennent la religion à travers des pdf et vont être totalement fascinés par ce que tout à coup ils deviennent." Ces djhadistes sont aussi des voyageurs. "Ils sont tous à l’étranger et ont expérimenté des rencontres, des témoignages de combattants, parfois des mauvais traitement, comme avec la police égyptienne."
Autre point, les facteurs psychologiques qui semblent également importants, "même si on ne doit pas pathologiser ", nuance Xavier Crettiez. Il évoque plutôt des 'chocs moraux' : "Ils ont expérimenté quelque chose, la torture, une vidéo de massacres sur internet qui va considérablement les marquer et les pousser à s’engager", décrypte-t-il. "Ces chocs peuvent être aussi positifs, comme cette fascination pour un islam bienveillant et fusionnel, avec une communauté magnifiée découverte en voyage, qui a un sens de l’accueil, du partage, de la générosité, et de l’amitié, des valeurs aux antipodes de celles d’un Occident matérialistes". Et aussi, côté combattants, cette camaraderie, ce sentiment de vivre une "aventure forte aux côtés de combattants unis dans une même cause".
Un rapport ambivalent à la France
Se dépasser, devenir un "sur-musulman", à travers le maniement de la kalachnikoff... Est véhiculé un fort "virilisme guerrier", d'autant plus loué que la France est souvent perçue comme "une nation efféminée", en plein "déclin moral". "La patrie des jeunes, c’est Apple ! Le drapeau français, ils l’ont foutu dehors", dit ainsi Abdel, un djihadiste interrogé. "Regarde-les, avec leurs écouteurs sur la tête et tout, tu leur demandes de faire un 100 mètres ici, ils s’écroulent par terre. Ce n’est pas un pays de combattants". Pourtant, le rapport à la France est ambivalent. Bassil évoque sa "chance" d’avoir émigré en région parisienne ; Ibra, accueilli en foyer, "ne peut que remercier la France qui a pris soin de moi". Pourtant, émerge un sentiment de rejet, comme le formule Choukri qui "souffre en tant que musulman", se voyant comme une "bête de foire" au service d’une "élite distante". Ressort aussi, en filigrane, le constat que tout compromis est impossible avec l’Occident, et ses valeurs consuméristes. "Un musulman, s’il veut vraiment vivre bien sa foi, ne peut pas vivre avec les Occidentaux... ", dit ainsi Fahim. "Parce qu’en France, on vient d’organiser le mariage homosexuel alors qu’en islam, c’est prohibé..."
Les échanges ont révélé quelques surprises. Invitant à revoir les préjugés. "Ce qui m’a frappé, c’est l’importance accordée à l’apprentissage de la science religieuse", indique Bilel Ainine. "C’est central dans leur discours. Ce sont des gens qui, dans ce monde complexe, avaient beaucoup de questions et à qui il fallait des réponses. Mais il fallait une vérité unie, absolue. Ils ont trouvé ça dans la religion, souvent découverte en autodidacte, sur internet. C'est une logique simple, efficace, pauvre en lexique religieux, mais truffée de notions politiques, donc compréhensibles, à leur portée."
Ils lisent Hannah Arendt et Saint-Exupéry
Ce qui frappe les deux chercheurs, ce sont les liens entre religion et politique. "C'est d’ailleurs la spécificité de cette radicalité", note Xavier Crettiez. "Ce sont des gens très structurés idéologiquement, qui développent un discours très politique, qui se battent pour une cause qui les dépassent : ils estiment que la démocratie n'est pas bien et y opposent leur propre modèle, le Califat. Clairement, il y a un projet politique". Ces combattants ne sont pas ignorants. Ils se construisent une vraie vision géopolitique, posant leurs analyses sur l’Irak, la Syrie, la Libye. Et ont un univers intellectuel bien moins cloisonné qu’on peut le penser. "Ils lisent beaucoup, sont très demandeurs. On a été très étonnés de voir des djihadistes nous sortir des livres de Hannah Harendt sur le totalitarisme, de Saint-Exupéry, Surveiller et punir de Michel Foucault, ou encore Le Prince de Machiavel", détaille Xavier Crettiez. "Ils ont par contre un désintérêt total pour les romans. En gros, dans leur cellule la bibliothèque a trois rayonnages : l'un avec des livres en sciences sociales ; l'autre avec des livres musulmans, et un troisième avec des jeux vidéos." A cela s’ajoute parfois une étonnante culture artistique ou cinéphile, mêlant Monet, Pissaro, Jacques Brel ou Apocalypse now parmi leurs références. "On voit qu’ils gardent aussi des affinités avec le code culturel occidental qu’ils ne rejettent pas entièrement."
Maintenant, (Daesh) c’est des productions hollywoodiennes, oui, ça fait rêver
un djihadiste interrogé
Mais l’attrait pour Daech est bien là. Cet Etat islamique fascine, attire. La violence inscrite au cœur de son histoire aussi. "Il y a une attraction particulière vers l’Etat islamique qui n’existait pas avec Al Qaida", explique Paul, un djihadiste incaréré, aux chercheurs. "Daech, c’est moins primitif, c’est plus sophistiqué. Le GIA (groupe islamique armé, ndlr), ils allaient dans les montagnes, ils se cachaient dans les grottes (...) ils avaient une arme pour deux, ils étaient habillés comme des paysans. Ce n’est pas beau quoi. Alors que Daech, ils ont des uniformes, ils ont des armes, des gilets pare-balle. Maintenant, c’est des productions hollywoodiennes, oui, ça fait rêver."
Rêver, au risque de se réveiller. Bassil, qui avait rejoint Daech en Syrie, en est revenu critique. "On avait passé un accord. Je devais venir aider, pas pour combattre. Et là-bas, ils me disent que voilà, il faut aller là-bas, il faut prêter allégeance, il faut remettre son passeport, donner son argent. J’ai dit : 'Attends, c’est pas comme ça, la vie, les gars'. Il me dit : 'Ah, mais ce n’est pas le Club Med ici. Si tu n’es pas content, tu pars'." Pas fous donc, ni ignares. Mais bien potentiellement dangereux. Car déterminés.
> "Soldats de Dieu, paroles de djihadistes incarcérés", par Xavier Crettiez et Bilel Ainine, fondation Jean-Jaurès. 15 euros.
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