VOS SOUVENIRS DE MAI 68 - "Faire des AG à refaire le monde - sans rien refaire du tout - et puis draguer !"

Propos recueillis par Claire Cambier
Publié le 18 mai 2018 à 8h00, mis à jour le 18 mai 2018 à 12h40
VOS SOUVENIRS DE MAI 68 - "Faire des AG à refaire le monde - sans rien refaire du tout - et puis  draguer !"

50 ANS APRÈS – Alors que la France célèbre Mai 68, LCI a sollicité des acteurs ou témoins anonymes de ces événements pour qu’ils nous racontent les souvenirs qu’ils en gardent, l’anecdote ou la scène qui les a marqués. Aujourd’hui, retrouvez le témoignage de Boris Petroff. A l'époque, il était étudiant en droit à Paris.

"En mai 1968, j'avais 18/19 ans, j'étais en première année de 'fac' rue d'Assas à Paris. Je sortais d'un bac, je ne savais pas trop quoi faire alors j'ai fait du droit, pour défendre la veuve et l'orphelin'. J'étais déjà très engagé politiquement, j'étais au Parti Communiste Français. Ce qui s'est passé à Nanterre, ça nous a offusqué, révolté et on était ravi de pouvoir suivre le mouvement à Assas. Là, je me suis retrouvé en Assemblée Générale. Faut vous imaginer cet auditorium où on s'emmerdait comme c'était pas possible avec des cours magistraux d'il y a 50 ans... Brutalement, c'était nous qui avons pris l'auditorium. On était des centaines là dedans et on refaisait le monde. Mais en toute honnêteté, nous passions les 3/4 du temps à faire de la bureaucratie. Qui est-ce qui pouvait parler, combien de temps il pouvait parler, de quoi il pouvait parler...

Au début du mois, le mouvement ouvrier n'existait pas vraiment, c'était vraiment un truc de jeunes. Nous voulions vivre autrement. Faut quand même imaginer, les lycées n'étaient pas mixtes, il y avait les lycées de gars et les lycées de filles, il y avait la pilule mais pas encore "bien fort" et puis on se mariait avant de vivre avec quelqu'un. Enfin, c'était une période où on sentait bien qu'on avait hérité d'un monde qui n'était pas le nôtre, fallait le refaire. Mai 68 ça a commencé comme ça pour moi : ne plus aller bosser, faire des AG à refaire le monde sans rien refaire du tout et puis  draguer.

Mai 68 ça a commencé comme ça pour moi : ne plus aller bosser, faire des AG à refaire le monde sans rien refaire du tout et puis draguer"
Boris Petroff

En mai 68, j'avais du pot, j'avais des copains plus âgés qui avaient 25 ans et qui habitaient rue de Seine et à 3/4 on s'est installé chez eux. On vivait au quartier latin, on manifestait, on faisait la révolution gentiment à Assas, de temps en temps rue de Lille aux Langues'O où j'apprenais le russe (Institut national des langues et civilisations orientales, ndlr). Les Langues'O, pour moi, ça a été très important parce que rapidement on a pu discuter avec nos professeurs et ça c'était incroyable. Je me souviens d'un enseignant qui s'appelait Pauliat. Je m'en souviens parce qu'il avait écrit notre bouquin de russe c'était le 'Davydoff et Pauliat' et M. Pauliat, il était très ouvert. On ne le savait pas nous, on le voyait comme un prof qui nous enseignait la littérature, la grammaire, la conjugaison et brutalement on s'est retrouvés en petit nombre, on était une trentaine, pas plus, à discuter avec lui, de ce qui nous plaisait dans le russe, de son bouquin et de ce qui ne nous plaisait pas, et de ce qui fallait changer. On a découvert un homme - il devait avoir 50 ans, c'était déjà un vieux - qui nous expliquait qu'on avait peut-être raison et que s'il devait refaire son bouquin, il le referait peut-être autrement. Imaginez ça, on était quasiment en culottes courtes, on était face à un homme très calé qui avait écrit des bouquins et qui nous disait que c'était bien ce qu'on lui disait.

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Le 13 mai, ce n'était pas ma première manif mais c'est la plus exceptionnelle que j'ai connue
Boris Petroff

Ce qui m'a marqué aussi, c'est la manifestation du 13 mai. Ce n'était pas ma première manif mais c'est la plus exceptionnelle que j'ai connue. On a du se réunir vers 11 h du matin et à 5 h de l'après-midi j'étais toujours au même endroit, devant la bourse du travail. Pendant 5 heures on n'a pas bougé tellement il y avait du monde. Cinq heures à discuter, cinq heures à trouver que c'était génial, qu'on avait gagné, qu'il y avait tellement de monde que forcément De Gaulle allait donner le pouvoir et que forcément on allait le prendre et refaire le monde. C'est ce souvenir que j'ai de la République et pour moi, tout ce qui s'est passé après, toutes les commémorations qu'on a fait à République après le Bataclan, etc, ça me donne chaud au cœur parce que ce n'est pas un lieu comme les autres, c'est vraiment pour moi le lieu des manifestations.

On a découvert qu'il y avait des grèves, des occupations, c'était 36 quoi
Boris Petroff

Finalement tout ce monde, ça n'était pas que les étudiants, nous on était quelques dizaines de milliers, il y a avait les syndicats avec nous. La finalité ce n'était quand même pas les petits étudiants bobo dont j'étais, c'était vraiment le mouvement ouvrier. Et là, on a découvert qu'il y avait des grèves, des occupations, c'était 36 quoi. 36 pour nous c'était pas si vieux, les parents en parlaient. Bien sûr, les étudiants on a permis un peu de changer les mœurs mais le plus important ça a été les accords de Grenelle un mois plus tard et les accords de Grenelle ils ont commencé là.

Malheureusement pour moi, comme j'étais communiste, je n'allais pas sur les barricades jeter des pavés, c'était comme ça. A vrai dire, je ne regrette rien aujourd’hui, mais peut-être que j'aurais vécu de manière plus intense mai 68 si toutes les nuits j'avais couru devant les CRS.

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On avait gagné les accords de grenelle, on avait gagné la libération des mœurs mais on avait pas gagné la révolution
Boris Petroff

Quand de Gaulle est revenu et qu'il a fait son discours fin mai, on a compris qu'on avait gagné les accords de grenelle, on avait gagné la libération des mœurs mais on n'avait pas gagné la révolution. C'était les mêmes qui resteraient au pouvoir. Et cette énorme manifestation que la droite a organisé sur les Champs Élysées (le 30 mai 1968, ndlr), nous est restée en travers de la gorge parce qu'on pensait qu'on était les seuls capables de manifester et on a vu que c'était plus compliqué que ça, que les gens voulaient le changement mais qu'en même temps ils étaient très attachés à leur petit confort. Mai 68, ça a été aussi cette prise de conscience, qu'on ne faisait pas la révolution dans une manifestation. C'était peut-être l'inverse, il fallait commencer de convaincre les gens d'un changement brutal, profond, de mode de fonctionnement de la société pour ensuite réussir des manifs qui servent à quelque chose.

En tout cas, ce que ça a changé pour moi, c'est une liberté de penser, j'ai compris que j'avais le droit de dire ce que je pensais, de contester ce qu'on me disait, même si j'étais le seul et ben tant pis et c'est sans doute une des fortes raisons pour lesquelles j'ai quitté le Parti Communiste Français. J'étais insoumis en 1968 et je suis encore insoumis aujourd'hui.


Propos recueillis par Claire Cambier

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