VOS SOUVENIRS DE MAI 68 - "un sentiment subversif et en même temps de la gravité, parce que le salaire ne tombait plus à la maison"

Propos recueillis par Claire Cambier
Publié le 24 mai 2018 à 7h00
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Source : JT 20h Semaine

50 ANS APRÈS – Alors que la France se rappelle de Mai 68, LCI a sollicité des acteurs ou témoins anonymes de ces événements pour qu’ils nous racontent les souvenirs qu’ils en gardent, l’anecdote ou la scène qui les a marqués. Aujourd’hui, retrouvez le témoignage de Patrick. A l'époque, il était en seconde dans un lycée de la région minière de Douai (Nord).

On entendait pas mal de choses sur ce qui se passait à Paris, dans la région aussi des ouvriers se mettaient en grève. Alors un matin, en arrivant au lycée, je pose mon cartable devant la grille et je ne rentre pas, j'attends. Mes camarades arrivent - tous des garçons évidemment, puisqu'à l'époque les filles et les garçons étaient séparés à l'école - ils me demandent ce que je fais et se positionnent à côté de moi. Petit à petit, on est devenu une foule et personne n'a voulu entrer. C'est comme ça, tout simplement, que le lycée s'est mis en grève. Il faut dire aussi que la période était "mûre", c'est un mouvement qui ne demandait qu'à prendre de l'ampleur et les professeurs aussi le suivaient.

Après, tout s'enchaîne : je découvre ce qu'est une manifestation. C'est un monde nouveau pour moi, on se retrouve entre lycéens, étudiants, tous le poing levé, c'était quelque chose ! Une fois, j'ai même retrouvé ma bobine en première page d’un journal régional. Avec ceux de mon âge, on se demande un peu ce qui se passe, on arrivait dans le mouvement un peu naïvement mais on apprend très vite que pour apporter des réponses, il faut se nourrir de choses, lire, écouter. Donc c’est aussi les soirées à écouter Europe 1, c’est la radio qui a selon moi le plus couvert les événements parisiens. Bon, il y avait quand même un grand décalage entre ce qui se passait à Paris – les échauffourées, etc – et dans la région douaisienne. Les choses étaient plus calmes dans ce bassin minier.

AFP

Mon père s'est très vite mis en grève, on faisait attention à ce qu’on mangeait. (...) Oui, c'était pas facile.

Patrick

Il y avait à la fois ce sentiment subversif, on sentait qu’on avait un pouvoir, et en même temps cette gravité parce que je me souviens aussi que le salaire ne tombait plus à la maison. Mon père, qui était syndicaliste et ouvrier métallurgiste, s'est très vite mis en grève. On faisait attention à ce qu’on mangeait. Je me souviens encore d’une fois où mes parents m’avaient donné de l’argent pour acheter un morceau de veau pour faire de la blanquette. Quand je reviens, mes parents regardent le morceau et voient qu’il n’y a presque pas de viande dedans. Ils étaient furieux. Mon père est retourné chez le boucher - ça m’a marqué - en disant en gros ‘c’est pas le moment, les temps sont durs, il ne faut pas en profiter parce que c’est un jeune garçon ‘. Oui, c'était pas facile.

Mon père prenait d'ailleurs beaucoup plus de distance par rapport à ce qui se passait à Paris, parce qu'il y voyait surtout un mouvement estudiantin. Pour lui, même si il y avait un fond politique, on était plus dans la négociation, il y avait des choses à revendiquer, sur les salaires, les conditions de travail. Moi et mon grand frère, comme tous les jeunes, on était plus détachés de tout ça, on voulait surtout changer le monde ! On y croyait.

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C’est à la fois la fête, la solidarité, des gens qui sont là main dans la main. C’est quelque chose de très fort! "

Patrick

Le moment le plus marquant de ces événements reste la fois où mon père m'a emmené dans son usine. Déjà j'y vois une sorte de confiance, je ne connaissais pas du tout ce milieu et puis c’est à la fois la fête, la solidarité, des gens qui sont là main dans la main. C’est quelque chose de très fort ! Je l'ai beaucoup plus ressenti là, que dans le mouvement lycéen. Avec les jeunes on se forgeait une réflexion politique, mais il n’y avait pas cette spontanéité de la solidarité que j'ai trouvé chez les ouvriers.

Si j’avais eu un peu plus de savoir politique, j’aurais pu comprendre que lors de la manifestation du 30 mai sur les Champs Élysées, il y avait eu un retournement. Mais ça je ne le comprends pas tout de suite à l'époque, donc forcément,  il y a eu l’incompréhension des élections, la désillusion. Mais cette conviction qu'il faut lutter contre les injustices reste. Une seule autre fois j'ai ressenti la même chose : c'était en 1981. Ce sentiment que les partisans de la justice sociale étaient enfin aux manettes. Et puis après, bon… 

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En mai 68, il y avait une forme d’utopie et je crois qu’il ne faut pas perdre cette utopie. La grande difficulté, c’est de croiser cette utopie avec le réel. Mon père est mort assez jeune mais j’ai le sentiment de mieux le comprendre maintenant, il était sur cette lignée du compromis.


Propos recueillis par Claire Cambier

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