Ils réparent les salariés cassés : "Le travail est devenu normé, stérile, on a perdu le contact avec le réel"

par Sibylle LAURENT
Publié le 7 mai 2019 à 15h10, mis à jour le 7 mai 2019 à 15h22
Ils réparent les salariés cassés : "Le travail est devenu normé, stérile, on a perdu le contact avec le réel"
Source : Catherine Mieg

ENTRETIEN - Dans l’ombre de leur cabinet, ils soignent et réparent les salariés cassés par le travail. Ils sont psy, médecin du travail, ou encore infirmière. De leur bureau, ils voient l’évolution du monde du travail, à travers les problématiques de ceux qui viennent les voir. Que constatent-ils ? Comment réparent-ils ces salariés cassés ? On a décidé d’aller leur demander. Aujourd’hui, nous partons à la rencontre de Catherine Mieg, clinicienne du travail, auteure de "J’ai mal au travail, parcours en quête de sens", publié ce mardi 2 mai.

Catherine Mieg est psychanalyste depuis 10 ans. Dans une autre vie, elle a été assistante sociale en entreprise, a travaillé à la direction générale de l’ANPE, a été consultante dans un cabinet de RH. "J’ai attrapé le travail par des tas de biais différents !", nous prévient-elle. Elle consulte depuis maintenant 10 ans, et reçoit plus spécialement des salariés en souffrance. A côté de ça, elle est consultante en management, accompagne des cadres dans leur pratique. Elle sort ce mardi 2 mai un livre, "J’ai mal au travail, parcours en quête de sens", aux éditions François-Bourin, qui, à travers des récits de prise en charge, essaye de décrypter l’impact des activités professionnelles sur la santé mentale. L’idée : donner des clés au salarié, mais aussi au manager et au soignant, pour mieux accompagner la souffrance au travail et les effets sur la santé. Entretien.

LCI : Pensez-vous que la souffrance au travail explose ? Que constatez-vous dans ce que vous voyez chez vos patients ? 

Catherine Mieg : J’ai un biais, car je ne vois arriver dans mon cabinet que des sujets cassés au travail. Mais je fais aussi partie d’un laboratoire de recherches, l’Institut de psychodynamique du travail, qui travaille avec des sociologues, psychosociologues, économistes ou philosophes. Le coût de la souffrance au travail, c’est environ  3 points de PIB : c’est énorme ! L’entreprise se dédouane un peu de sa responsabilité, car c’est un transfert de charge sur la Sécurité sociale, quand les gens sont en arrêt maladie. Pour moi, c’est une vraie question de société.  J’ai d’ailleurs lu dans le Canard enchaîné que le thème du travail allait être supprimé des nouveaux programme de philosophie. Si cela est vrai, je trouve cela dramatique : cela veut dire que les jeunes générations n’auront plus la possibilité de réfléchir à la manière dont ils vont s’investir socialement. Car le travail, c’est ça : une place sociale, une manière de contribuer à la société, au vivre-ensemble, mais aussi une occasion de s’épanouir, de se transformer.

Les mesures RH sont en contradiction avec la réalité du travail
Catherine Mieg

Pourtant, on a le sentiment que les problématiques de souffrance au travail sont de plus en plus évoquées ?

Oui, mais cela reste en surface. Chez les managers, dans les programmes de management ou grandes écoles, la question de l’humain est peu abordée : qu’est-ce que cela fait à une personne de travailler ? Qu’est-ce qu’elle attend du travail pour s’épanouir ? De la même manière, les médecins généralistes ne sont pas formés à ces problématiques : ils ne vont du coup pas forcément faire le lien entre les souffrances et le travail, et vont peut-être mettre sous antidépresseur. Il y a une méconnaissance, et du coup une prise en charge qui n’est pas adaptée. Le travail, c’est un médiateur social, un vrai étayage en terme d’identité. Il faut donc donner aux gens toute la possibilité de s’y épanouir.

Justement, comment apparaît cette souffrance au travail ?

C’est une rencontre entre une organisation délétère et une personnalité. Nous sommes dans un paradoxe, avec des mesures RH en contradiction avec la réalité du travail. D'abord parce que les dispositifs sont pensés par rapport au travail prescrit, mais qu'ils ne correspondent pas au travail réel : donc les efforts, la créativité et le zèle du salarié ne sont pas pris en compte. Ensuite parce que ces dispositifs sont pensés pour individualiser, alors qu'on ne peut pas être compétent et travailler seul. Ces écarts créent de la souffrance. 

On a perdu le contact avec le travail réel, le côté vivant du travail : il est devenu normé, stérile
Catherine Mieg

En quoi jouent les organisations de travail ?

Les environnements de travail se sont quand même bien dégradés, du fait de ce management très orienté vers l’individualisation, qui a cassé le collectif, qui a mis les gens en concurrence, ce qui est contre-intuitif par rapport à la façon dont le travail se réalise vraiment.

Autre problème : autrefois, le travail était généré par des gens du métier. Maintenant ce sont des gestionnaires qui ont pris la main et qui gèrent, par des chiffres, des tableaux de bord, des systèmes informatiques de suivi d’activité, sans avoir demandé aux gens 'mais comment travaillez-vous réellement ?'. On met sur les épaules salariés  des procédures qui les gênent pour travailler, qui leur font perdre un  temps fou, et qui en plus ne vont être analysées par personne derrière. Du coup, on a perdu le contact avec le travail réel, le côté vivant du travail : il est devenu complètement normé, stérile. Ou plutôt il est pensé de manière tellement normée, qu’il empêche toute marge de manœuvre. On a perdu la créativité des gens,  leur initiative, leur autonomie, leur motivation,  tout ce qui fait que les gens sont bien au travail !

Percevez-vous d’autres évolutions organisationnelles ?

Il y a aussi le  capitalisme financier qui sévit de plus en plus, dans un très court terme. On ne laisse plus aux gens le temps d’apprendre, de découvrir un environnement, d’essayer de nouvelles manières de faire. Il faut un retour sur investissement immédiat, et ce court-termisme est une catastrophe. On ne parle de la valeur ajoutée que comme... financière. On oublie qu’il y a aussi dans le travail une valeur ajoutée immatérielle, qui est l’épanouissement, la solidarité,  le plaisir de faire ensemble, l’expérience qu’on va développer au fur et à mesure et qui va devenir une sorte de capital.

Surcharge, déficit de reconnaissance, souffrance éthique ou isolement

Vous parliez aussi de l’importance de la personnalité ?

La manière dont la personne investit le travail est liée très fortement à sa structure de personnalité, à ce qu’elle a connu, au modèle dans lequel elle a grandi. Nous ne sommes pas tous égaux là-dessus. Si vous avez grandi avec un père qui vous a dit qu’il faut énormément travailler car c’est comme ça qu’on peut s’en sortir dans la vie, ou que vous avez collé aux désirs des parents pour choisir la voie dans laquelle ils voudraient que vous vous épanouissiez, vous n’investirez pas le travail de la même façon. 

Quelles causes de souffrance au travail identifieriez-vous plus précisément ?

Elles sont en fait multifactorielles. Quand je vois un patient arriver en burn-out, je décortique avec lui ce qu’il s’est passé, et le point de rupture. J’essaie de le qualifier avec eux : est-ce la surcharge, le déficit de reconnaissance, la souffrance éthique ou l’isolement ? Un burn-out, c’est extrêmement violent, les gens oublient tout, n’arrivent plus à se concentrer voire même à se lever. Ils ont l’impression de devenir fou. Réussir à mettre des mots illustrant les causes, c’est déjà structurant : cela permet de penser leur situation, de n’être plus dans l’émotion, de prendre du recul, et se déprendre du traumatisme dans lequel ils sont.

On met des pressions qui ne servent à rien, qu’à gâcher le sens et l’investissement de la personne
Catherine Mieg

Qu’est-ce que la souffrance éthique, qui apparaît beaucoup dans vos témoignages ? 

C’est un concept relativement récent, dont on ne parlait pas il y a 5 ans. La souffrance éthique, elle est dans le conflit de valeurs, entre l’idéal du métier que se font les gens, et ce que va leur demander l’entreprise. Aujourd’hui, la rentabilité est placée en premier, la pression est mise sur la productivité, la qualité devient le parent pauvre. Les salariés voient qu’ils sortent des produits qui ne sont pas de qualité, ou ils ne peuvent pas bien accompagner des gens qui vont mal, et ils en sont malades ! Cela peut-être par exemple une assistante sociale à qui l’on va demander de recevoir 5 personnes dans la matinée,  et qui considère que son objectif de qualité est que le bénéficiaire aille mieux, et qu’elle ne va pas avoir assez de temps. Autre exemple qui me vient : l’autre jour, j’étais dans une caisse de retraite, et la personne qui faisait l’entretien ne cessait de dire "il reste 5 minutes", "il reste 5 minutes". Au lieu d’être disponible pour l’entretien, il était  bloqué par cette règle. C’est vraiment mettre des pressions qui ne servent à rien, si ce n'est gâcher le sens et l’investissement de la personne.  On trouve souvent un conflit de valeur à un moment dans les burn-out.  

Comment expliquer qu’à un moment, la personne n’arrive plus à s’adapter ?

Il y a trois destins à la souffrance au travail. De base, le travail, ce sont des aléas, des problèmes à gérer. Vous puisez dans vos ressources, et quand cela se passe bien, cela devient du plaisir, vous êtes fier de ce que vous avez fait. On est du côté de la spirale de la santé, et de l’épanouissement de la personne. Deuxième scénario : cela commence à dysfonctionner. Vous arrivez encore à vous débrouiller, mais vous faites face à des orientations qui changent tous les quatre matins, de plus en plus de soucis, vous êtes épuisé car deux postes ont été supprimés et vous faites le travail de 4 personnes… C’est le scénario intermédiaire : les gens commencent à se désinvestir du travail. Les mécanismes de défense vont être de dire : je me mets en repli, je pars plus tôt, j’en fais moins. Mais d’autres, à l’inverse, vont travailler encore plus, à la fois pour assurer, et comme aussi s’ils se saoulaient au travail, pour ne plus penser. Et à un moment, ça craque. En fait, c’est plutôt une bonne nouvelle : votre inconscient vous dit stop, votre corps aussi. Cela vous sauve.

Peut-on détecter le burn-out ?Source : JT 20h Semaine

La force du collectif

N’est-ce pas aussi dû à une "résistance au changement" de la part du salarié ?

Je ne pense pas. Si cela fait sens pour eux, par leur travail, il n’y aura pas de résistance au changement. En fait, il faut trois choses pour que les gens se sentent bien dans leur travail : qu’ils aient l’impression que c’est utile, qu'on leur donne les moyens de bien travailler et enfin, la reconnaissance. Ce dernier point,  c’est le maillon qui va permettre de transformer tous les efforts que je fais en plaisir et en épanouissement. Quand il y a ces trois choses, la surcharge n’est plus un problème : on le voit bien, quand il y a un coup de bourre à donner, les gens peuvent avoir une résistance incroyable. Ils arrivent tous en burn-out ici en disant que c’est dû à la surcharge de travail, mais quand on décortique, ce n’est pas forcément cela qui les a fait en réalité plonger.

Comment sortir de cet engrenage ? 

Je crois qu’il y a vraiment quelque chose à faire du côté managérial, que les managers soient avertis, via les Sciences du travail, de ce que le travail produit sur l’être humain, et ce qu’il en attend. Il y a un vrai déficit à ce niveau-là. Mais il y a quand même un mouvement de réflexion autour du monde du travail qui s’entame, en se disant qu’on ne va pas pouvoir continuer  comme ça et qu’on est en train de scier la branche sur laquelle on est. Mais ce fonctionnement tient aussi d’une idéologie néo-libérale, des croyances dont il ne va pas être facile de sortir : par exemple, l’évaluation, ça ne sert à rien. Si vous donnez aux gens les moyens de bien  travailler, ils vont faire leur boulot. Leur mettre la pression, ou même des primes, cela n’a pas de sens ! Mais si vous supprimez cela, les managers auront l’impression de ne pas être présent auprès de leurs équipes.

Quelles solutions a le salarié, pour se préserver ? 

La seule solution, c’est le collectif ! Des collectifs qui soient capables de réagir ensemble, de discuter de comment ils travaillent, de réagir par rapport à leurs managers. On est fort en collectif ! Mais tout est pensé en silos dans l’entreprise, pour casser les collectifs. Il ne faut pas tomber dans le piège, il faut continuer à réfléchir à ce qu'il se passe, se trouver des alliés et oser dire non.

> "J’ai mal au travail, parcours en quête de sens", de Catherine Mieg, aux éditions François-Bourin , 22 euros.


Sibylle LAURENT

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