RENCONTRE – Matthieu Lépine est jeune prof d’histoire à Montreuil ( Seine-Saint-Denis). Il y a un an, il s’est mis à recenser les accidents du travail et a ouvert un compte Twitter pour rendre visibles ces drames souvent ignorés. "Accident du travail : silence des ouvriers meurent" est aujourd’hui suivi par 17.000 personnes.
A chaque fois, c'est la même interpellation : "Allo, Muriel Pénicaud ? C’est pour signaler un accident du travail !" Et suit, à chaque fois, un drame. Un ouvrier dont le bras a été arraché par une machine à Clermont-Ferrand. Un autre, à Brive, tué par la chute d'un arbre sur un chantier forestier. Un agriculteur de 24 ans mort sous son tracteur qui s'est retourné. A Antibes, l'employé d'une boulangerie dont les mains ont été coincées dans une machine...
Le compte Twitter "Accident du travail : silence, des ouvriers meurent" ressemble à une lente litanie. Un macabre décompte. Il recense tous les accidents du travail. Et met en lumière ces histoires qui sinon, auraient disparu, noyées sous le flot d'informations et d'indifférence. Derrière ce recensement scrupuleux, un jeune prof d’histoire à Montreuil (Seine-Saint-Denis), Mathieu Lépine. Il nous raconte sa démarche.
LCI : Comment vous est venue l’idée de cette veille sur les accidents du travail ?
Matthieu Lépine : J'ai commencé à me pencher sur cette question après une polémique en 2016. Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie, avait dit que l’entrepreneur était celui qui prenait tous les risques, car "il pouvait tout perdre, lui". Comme s'il n’y avait rien d’autre à perdre que de l’argent. C’était peut-être maladroit ou volontaire. Mais je l’ai pris au mot, j’ai commencé à faire des recherches, notamment dans la presse locale et régionale. Et j’ai découvert qu’il y avait beaucoup d’articles parlant de ces accidents, mais toujours classés dans les faits divers. J’ai commencé à les recenser, et au début, une fois par mois, je publiais un décompte un peu macabre des morts, sur une page Facebook.
Comment en êtes-vous arrivé à créer le compte Twitter ?
Début 2019, il y a eu la mort coup sur coup de deux autoentrepreneurs. L’un de 68 ans, à Versailles, qui s’appelait Michel Brahim. Il était un ouvrier autoentrepreneur, avec une retraite trop faible pour s’arrêter de travailler. Il a chuté d’un toit. Quelques jours plus tard, c’est un livreur UberEat, Franck Page, qui a trouvé la mort près de Bordeaux dans une course pour la plateforme. Ces deux accidents m'ont marqué, car ils nous montraient ce que devient le monde du travail avec ces nouvelles formes de travail qu'on appelle ubérisation, mais aussi la précarisation.
A l’époque, un journaliste, David Dufresne, menait un recensement des violences policières et interpellait sur Twitter la Place Beauvau. J’ai repris sa méthode pour donner de la visibilité à mon travail. Ces deux histoires, choquantes, touchantes et assez emblématiques ont fait que les liens ont été assez rapidement partagés et que de fil en aiguille, je mène toujours ce travail 12 mois plus tard !
Plus le responsable est éloigné, plus la possibilité d'un accident est importante
Matthieu Lépine, professeur
Combien d’accidents avez-vous recensés ?
893 accidents graves depuis le 1er janvier, dont 347 mortels. Je suis parfaitement conscient des limites du travail entrepris : beaucoup d’accidents ne sont pas rapportés par les journaux, car ils ont lieu dans des régions reculées ou passent inaperçus, comme l’infirmier qui s’explose le dos dans le cadre de son travail. Tout un pan du monde du travail est invisible. Mon travail ne vise pas à concurrencer le bilan officiel de la Sécurité sociale, qui dénombre 625.000 accidentés au travail et 520 morts en 2017, mais à le compléter, car celui-ci a aussi ses limites : il ne prend en compte que le secteur privé, et oublie donc les agriculteurs, les indépendants, les travailleurs détachés, tout un tas de métiers sureprésentés dans mon recensement. Au total, on doit être aux alentours de 1200 morts liés au travail en France par an. Et on n'en parle jamais !
Quelles catégories sont les plus touchées ?
Les ouvriers du BTP arrivent en tête, suivis du monde agricole. Souvent des accidents avec des tracteurs ou des machines agricoles. Je remarque aussi un lien entre l’accidentologie et les nouvelles formes de travail : les livreurs, les auto-entrepreneurs, les artisans, les sous-traitants. Et on voit que plus le responsable est éloigné, comme par exemple dans le cas d'une sous-traitance, plus la possibilité d'un accident est importante.
On supprime des postes, on pousse les gens à la cadence, on les met sur des postes pour lesquels ils n’ont pas été formés
Matthieu Lépine, professeur
De votre lorgnette, que voyez-vous du monde du travail ?
Je vois beaucoup de jeunes, des précaires, poussés à prendre tous les risques. Et quand ils ont des accidents, ils se débrouillent seuls. Mais les accidents du travail ne sont pas une fatalité. Il y a, on le voit, certaines conditions qui les "favorisent" : on supprime des postes, donc on pousse les gens à la cadence, on les met sur des tâches pour lesquelles ils n’ont pas été formés. C'est flagrant avec les intérimaires : ils débarquent sur un chantier, ne connaissent pas les machines, pas les lieux, et comme par hasard, ce sont souvent eux qui sont les victimes. Même chose pour les sous-traitants.
Des histoires vous ont particulièrement marqué ?
Je pense à un accident qui a eu lieu un peu avant l’été, à Epinay-sur-Seine. Deux ouvriers, un, Algérien et un Marocain, étaient sur un échafaudage pour refaire la façade d’un immeuble. La structure s’est effondrée, et les deux ouvriers sont morts. C’était des sans-papiers, ils n’apparaissent nulle part : on n’en parle pas. Le traitement médiatique de ces accidents est d'ailleurs intéressant. Par exemple il y a trois semaines, deux élagueurs sont morts électrocutés, en Alsace. La préfecture fait un tweet pour prévenir d’une grosse coupure d’électricité, donne le nombre de foyers touchés. A aucun moment il n’est précisé que cette coupure d’électricité a tout de même provoqué deux morts, deux jeunes de trente ans. On dit juste aux gens "vous n’allez plus avoir d’électricité", comme si c'était le plus important.
Derrière les chiffres, il y a des vies gâchées, brisées
Matthieu Lépine, professeur
Vous essayez, à chaque fois, de donner le nom des victimes, de raconter leur histoire...
C’est une manière de lutter contre l'invisibilisation des victimes. Je ne cherche absolument pas le voyeurisme, mais je trouve ça bien que l'on sache qui c’était, comment c’est arrivé. Derrière, il y a des vies gâchées, brisées. Des familles qui perdent l’un des leurs. Des gens qui ont un accident, perdent leur travail, puis leur conjoint et leurs enfants, dont la vie part dans tous les sens. On dira que je ne montre que les situations les pires, mais vu que je suis le seul, c’est tout de même important d'en parler.
Si vous aviez un souhait ?
J’aimerais qu’il y ait une prise de conscience véritable, que les gens sachent ce qu'est un accident du travail. Cela passe par le fait d’en parler davantage dans les médias. Et pourquoi ne pas créer un Observatoire des accidents du travail, qui apporterait des données statistiques en lien avec la réalité ? Mais le politique va plutôt dans le sens inverse, en démolissant le code du travail, en enlevant les moyens de la justice, de l’inspection du travail, de la médecine du travail, ou encore des prud'hommes...
> Pour retrouver le compte "Accident du travail : silence, des ouvriers meurent", c'est par ici
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