ENTRETIEN - Et si les cols blancs vivaient une véritable crise de sens ? Et si, dans le fond, l’avenir était plutôt du côté des cols bleus, des ouvriers ? Mais comment expliquer alors que le travail manuel souffre d’une si mauvaise image ? Avec son livre "Tempête sur les représentations du travail", Laurence Decréau s’est penchée sur l'opposition entre manuels et intellectuels.
D’un côté les "cols blancs", de l’autre, les "cols bleus". Les intellos Vs les manuels, les cadres Vs les ouvriers. Ce clivage traverse la société française depuis des décennies. Et ce n’est pas sans conséquences. Ce n’est pas pour rien si aujourd’hui, malgré les trois millions de chômeurs, 120.0000 postes sont à pourvoir dans l’industrie. Pourquoi ? Parce que l’usine n’attire pas. Que les jeunes sont prêts à accumuler les boulots les plus précaires, plutôt que d’être ouvriers.
Dans Tempête sur les représentations du travail, Laurence Decréau, agrégée de lettres classiques, explore la construction de ces représentations. Et pour elle, pas de doute, ces représentations –celle de l’ouvrier en bleu de travail, symbole de cambouis et celle du col blanc synonyme d’ascension sociale- sont en décalage total avec la réalité.
Ces représentations sont ancrées dans un imaginaire depuis des siècles
Laurence Decréau
LCI : Comment expliquer l'image dégradée que nous avons des cols bleus, du travail manuel ?
Laurence Decréau : Cela ne date pas d’hier. Nous estimons souvent que cette image dévalorisée vient de la taylorisation -on pense aux Temps modernes de Chaplin, à Zola et ses mineurs. Mais cette déconsidération du travail manuel remonte à bien plus loin. Dès l’Antiquité, en Grèce ou à Rome, l'homme qui travaille est ramené à sa condition de créature "naturelle", contrainte de gagner sa vie pour pouvoir subsister… Le travailleur manuel n’a pas besoin de réfléchir, a un boulot routinier, ne décide de rien, en opposition à l'intellectuel. Ces représentations sont donc ancrées dans l'imaginaire depuis des siècles, ce n’est pas simple de s’en défaire.
En France, le travail manuel est cependant particulièrement déconsidéré par rapport à nos voisins européens. Pourquoi ?
Au fil de son histoire, chaque pays a développé ses singularités. En France, notre culture et notre système éducatif ont longtemps accordé une grande place aux Humanités, au détriment de la science et de la technique. Des facteurs religieux ont notamment joué. Par exemple, en Allemagne, au moment de la Réforme, les protestants Luther et Calvin ont apporté une nouvelle façon de considérer le travail, très différente de celle des catholiques : le métier est une vocation, le labeur, que l'on soit paysan, ouvrier, ou ministre, est sanctifié, et il faut le faire fructifier. En France, les Jésuites ont, eux, totalement façonné l’enseignement dans la lignée des humanistes, avec le latin et la fréquentation des grands esprits de l’Antiquité au cœur de l’apprentissage. Ce modèle d’éducation, destiné à de futurs hauts fonctionnaires, a été érigé en modèle unique, et s’est perpétué jusqu’à maintenant.
Sacraliser le modèle intellectuel revient à dire que quiconque se trouve dans un rapport au réel, au technique, est moins méritant
Laurence Decréau
Le système éducatif français reproduit donc cette opposition entre intellectuel et manuel ?
Il a en effet sacralisé le modèle intellectuel, l’abstraction, la théorie. Cela revient à dire que quiconque est dans un rapport au réel, au technique, est quelqu’un de moins méritant, voire un peu un crétin par rapport à ce modèle idéal. On néglige complètement la culture technique, qui est pourtant un continent remarquable d’intelligence. Une intelligence d'ailleurs beaucoup moins présente aujourd'hui dans beaucoup de métiers dits intellectuels.
Que voulez-vous dire ?
C’est très paradoxal : l’idée de col blanc reste associée à l’idée de cadre, d’un job intéressant, qui fait rêver, dans un bureau. Pourtant, ce n’est plus à l’usine que vont désormais les moins qualifiés, mais dans les services –centres d’appels, restauration rapide, logistique, distribution, services à la personne- qui sont gourmands d’une abondante main d’oeuvre interchangeable et précaire. Certes, ces salariés sont dans un bureau chauffé, mais in fine, ils n’ont aucune connaissance et font un travail absurde. A l’inverse, pour travailler dans l’industrie, il faut de plus en plus effectuer des études solides.

Tant que les gens feront des études compliquées pour effectuer un boulot dont ils ne comprennent pas le sens, cela ira mal
Laurence Decréau
A côté de cette image dégradée du travail manuel, vous cernez aussi un "calvaire des cols blancs". La souffrance au travail a-t-elle migré de l’atelier vers le bureau ?
Les cols blancs sont, eux aussi, en crise. On en parle suffisamment avec le burn-out, les bullshit jobs, etc… Nous sommes dans une logique de taylorisation bien installée. Elle a donc d’abord touché les cols bleus, puis les cols blancs, pour des soucis de rationalisation, de productivité.
Dans un précédent livre L'élégance de la clé de 12, en 2015, j'avais étudié le cas des intellos, des cadres sup', devenus artisans. J'avais été frappée de voir que ces personnes ne disaient pas d’emblée "mon métier est un métier à la con" mais "mon métier est devenu un métier à la con", ce qui est très différent. Elles ont toutes connu une période où elles s’éclataient dans leur job. Et ce job était devenu absurde, avec un facteur temps devenu essentiel, au détriment de la qualité. Ce boulot est tellement taylorisé que même un directeur international des ventes, à un moment, se dit : "A quoi ça sert ?".
Selon vous, ce mouvement de retour vers le manuel est-il un vrai mouvement de fond ?
C’est paradoxal, mais je vois cela presque comme une chance : ces cols blancs en souffrance, vers quoi ont-ils tendance à se tourner ? Vers un travail plus concret, plus manuel. Nous sommes dans une période où il se passe quelque chose de très neuf, avec des cols blancs qui ont suivi de hautes études et qui se mettent à rêver de technique. Et tant que leur travail ne sera pas plus excitant, qu'ils feront des études compliquées pour se retrouver à effectuer un boulot dont ils ne comprennent pas le sens, cela ira mal. Du coup, ils continueront à avoir envie d’aller toucher quelque chose de plus concret et de plus satisfaisant, pour le simple plaisir de savoir à quoi ils ont occupé leur journée.
C’est une révolution
Laurence Decréau
Pourtant, le retour au manuel, cette "glamourisation du technique", reste, encore une fois, réservée aux élites, d'après ce que vous décrivez.
Ce mouvement vient en effet des élites. Mais il vient juste de s’initier. C’est donc assez normal que cela démarre par les cadres sup’, et que cela s’étende ensuite. A mon sens, cela s’est cristallisé lors de la sortie du livre Eloge du carburateur de Matthew Crawford, en 2010. Le succès était peu attendu venant d’un philosophe parlant de son nouveau boulot de réparateur de moto. Cela a touché une fibre chez beaucoup de gens.
Et si l'on pense que nous avons derrière nous des siècles de représentation du travail manuel perçu comme sale et dévalorisant, et qu’aujourd’hui des cadres sup’ ne rêvent que d’avoir du cambouis sur les mains, qu’ils les dressent avec fierté, c’est quand même une révolution. Cela veut dire que le travail va peut-être changer dans son intégralité. Que nous sommes peut-être venus à bout d’un phénomène de taylorisation et en train d’enclencher le phénomène inverse, l'anti-taylorisation. Elle consiste à aller vers une responsabilisation, pour rendre à nouveau les gens responsables de ce qu’ils font.
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