"Happiness manager", ping-pong... : et si les entreprises arrêtaient de nous forcer à être heureux au travail ?

par Sibylle LAURENT
Publié le 12 octobre 2018 à 11h53, mis à jour le 12 octobre 2018 à 18h04

Source : Sujet JT LCI

MAUVAISE FOI ? - Les entreprises s’y mettent toutes : le bonheur au travail. Mais est-ce forcément pour notre bien ? On a discuté de la question avec deux experts, Thibaut Bardon, professeur de management et auteur d’une tribune "Les entreprises s’occupent de votre bonheur... pour votre plus grand malheur ?", et Olivier Toussaint, fondateur du Club des CHO (Chief happiness officer).

Il faut être heureux ! Et encore plus au travail ! Sans doute, vous n’avez pu échapper à cette tendance, devenue le nouveau credo des entreprises qui indiquent par là leur volonté de chouchouter leurs salariés : le bonheur au travail. Le concept s'est concrétisé de diverses manières  : arrivée de médiatisés "happiness managers ("managers de bonheur"), installations d’espaces de travail ludiques, voire de baby-foots. Il faut être cool. Il faut faire du ping-pong. Des barbecues. Du yoga, pourquoi pas ! Bref, le bonheur au travail, c'est tendance. 

Saturation ? Depuis quelques mois des voix émergent, à contre-courant, et reviennent sur cette "injonction au bonheur". Cet été, le livre  "Happycratie", qui dénonce l’invasion de cette "psychologie positive", et surtout l’"industrie du bonheur" qui en a découlé, a eu un gros succès. Tout comme la tribune de Thibaut Bardon, responsable de la recherche en management chez Audencia Business School, "Les entreprises s’occupent de votre bonheur... pour votre plus grand malheur ?". "J’ai eu droit à beaucoup de commentaires de salariés qui se reconnaissaient dans l’analyse", raconte-t-il à LCI. Un discours certes, encore minoritaire, mais qui commence à percer. 

Un certain nombre d’entreprises se limite souvent au folklore
Thibaut Bardon, professeur de management

L’idée du bonheur au travail ne date pourtant pas d’hier. "La genèse est assez ancienne, même si c’était dit différemment", rappelle Thibaut Bardon. "L’idée du paternalisme en entreprise relevait de la même logique, celle de se soucier des salariés, en ayant implicitement cette idée que s’ils sont plus heureux, ils sont plus productifs. Ce qui a changé, c’est la façon dont on le présente." 

Loin de lui l’idée de dire qu’il est mal que les entreprises se penchent sur le bien-être des collaborateurs. Mais plutôt qu’elles s’y intéressent mal. "Ce n’est pas toujours effectué de la bonne manière. C’est parfois très prescriptif, avec une vision très normée du bonheur, qui peut conduire à des effets indésirables", estime le professeur. Et voilà donc plaqué, au milieu de l’open-space, un bonheur très stéréotypé -soirée barbecue, tables de ping-pong, salles de jeux vidéos...- ou un "manager de bonheur". "C’est ce qu’on peut reprocher à un certain  nombre d’entreprises : elles se limitent souvent au folklore, alors que ces sujets-là sont très sérieux. Cela crée un décalage entre le discours officiel autour de ce bonheur, où l’on met quelques artefacts, et finalement les pratiques de son manager au quotidien, toujours inchangées..."  

Le babyfoot s'invite dans les entreprisesSource : JT 20h Semaine

Quand l'entreprise donne sa définition du bonheur

Surtout, découle une question : est-ce à l’entreprise de s’assurer du bonheur du salarié ? Tout dépend en fait de la définition qu’on donne au mot, estime Thibaut Bardon. "Si on parle de bonheur en terme de satisfaction, celle qu’ont les salariés de leur hiérarchie, de leur salaire ou conditions de travail, l’entreprise est complètement légitime pour intervenir dessus", dit-il. Le terme "bien-être" au travail serait d'ailleurs plus adapté. C'est lorsque le bonheur est appréhendé comme les aspirations profondes d’un individu que c’est plus... compliqué.  Car dans tout ça, l'idée du bonheur qui s’impose au travail, c'est celle de l’entreprise. "C’est souvent un bonheur par le travail, et au travail", constate-t-il en rappelant que "la définition du bonheur retenue est étrangement aligné aux objectifs de l'entreprise."  

Et ce n'est pas sans risques. D'abord pour ceux qui préfèrent compartimenter vie pro et perso, qui n’ont pas forcément envie de faire de la gym ou de partir en vacances avec leurs collègues. "Il y a toujours une pression informelle, qui va faire que ces salariés-là peuvent se sentir marginalisés ou être identifiés comme moins engagés par leurs managers". A l’inverse, les gens "trop heureux" au travail  peuvent en pâtir. "Le phénomène s'observe chez des salariés qui se sur-investissent, avec des burn-outs, ou des gens perdus quand ils sont licenciés, car ils perdent quelque chose de beaucoup plus important, le travail ayant cannibalisé toute leur vie."  

Peut-on être malheureux au travail ?

Contre toute attente peut-être, la position semble partagée par ceux-là même qui font tourner cette machine à bonheur. Olivier Toussaint, co-fondateur du Club des CHO (Chief happiness officer), est, par sa fonction, au coeur du réacteur. Et pourtant, lui aussi estime que "l'entreprise ne doit pas être seul garant du bonheur du collaborateur" : "Elle doit mettre en place un environnement suffisamment sain pour qu'il ne soit pas malheureux, pas en souffrance. C'est une obligation légale, c'est dans la loi. Et aujourd'hui c'est loin d'être le cas", indiquait-il cet été à LCI. "Il faut faciliter l'équilibre entre vie privée et vie professionnelle des salariés." 

Oui, le collaborateur peut, et a même le droit d’être malheureux. "Evidemment, il n’y a pas d'obligation à sourire tous les jours !", observe Olivier Toussaint. "Et accepter qu'une personne ne soit pas de bonne humeur, c'est être dans un contexte sain." Et surtout, il veut rappeler : "C’est quelque chose qu’on a tendance à oublier quand on parle du bonheur au travail : il ne faut pas croire que c'est un long fleuve tranquille. Tout n'est pas rose tout le temps." Mais l'acceptation va jusqu'à un certain point : "Si la personne n'est pas heureuse,  et ne fait pas l'effort de changer, que cela crée un environnement anxiogène pour tout le monde, cela ne peut pas marcher." Car il le répète : "Dans le bonheur, il y a aussi une part que doit faire la personne, qui est de l'ordre du chemin et du développement personnel." 

Les risques psycho-sociaux n'ont jamais été aussi élevés

Reste qu'au delà du "folkore" du ping-pong en entreprise, l’enjeu est réel et il y a urgence. "Quand on regarde les chiffres, on voit que les risques psychosociaux en entreprise n’ont jamais été aussi importants", fait remarquer Thibaut Bardon. "Les entreprises doivent s’emparer de ces sujets-là, et se détacher de cette espèce de soupe managériale qu’on leur vend, autour de ces notions".  A l’inverse, chaque cas est particulier et doit être traité comme tel : "Il faut prendre en compte le contexte, l’histoire, la culture d’entreprise et son activité." Ce qui, évidemment, rend plus compliqué un remède miracle et des solutions trop marketing.  

Certaines entreprises y viennent, cependant : "On voit des sociétés qui engagent la démarche de façon sincère, avec une réflexion plus large sur les pratiques managériales, sur les conditions de travail, en impliquant les salariés, avec un vrai questionnement sur  'comment bien travailler ?' J'ai l'impression qu'il y a une prise de conscience".


Sibylle LAURENT

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