TÉMOIGNAGES - Alors que le déconfinement est maintenant bien engagé, le retour au travail se profile, pour de nombreux salariés. Mais certains freinent des quatre fers et nous ont expliqué leurs raisons.
Cette semaine, Aurore a eu une réunion avec tout son service, en visio. Son chef a commencé à parler du retour au travail. Sans brusquer les salariés, avec des pincettes. "Il nous a dit qu’on restait encore en télétravail jusqu'à début juin, mais qu’il ferait un point tous les 15 jours", raconte Aurore. Mais la jeune femme, qui travaille dans la pub, sent bien qu’il prépare le terrain. Que le manager compte bien, à un moment, que les salariés reviennent sur leur lieu de travail. Et elle, n’a pas du tout envie de revenir.
Elle est en télétravail depuis plusieurs mois. Ce n’est pas si confortable : elle a trois enfants à garder, et un rythme soutenu de boulot à assurer. Pour l’instant, l’école reprend de manière sporadique, elle ne voit pas comment elle pourrait revenir à plein temps dans les locaux. Mais l’impératif de la garde d’enfants n’est pas tout. Sans être hypocondriaque, Aurélie pense aux bureaux : "Il n’y a pas très longtemps, mon employeur a fait refaire tous nos bureaux en flex-office", raconte-t-elle. "Je ne comprends pas comment ce mode, où il n’y a plus aucun bureau attitré et où chacun bouge tout le temps, peut être compatible avec des mesures sanitaires." Elle entend son supérieur lui assurer que justement, ce modèle de bureau, qu’on nettoie en arrivant et en repartant, est le meilleur. Mais elle n’y croit pas beaucoup.
Redécouverte d'un autre rythme
Adèle, elle, adore ses collèges. Oui, le bureau lui manque. Mais depuis le début de l’épidémie de coronavirus, elle est chez elle, sortant le minimum possible. Et quand son employeur lui parle de retour au bureau, ce qu’elle voit, c’est la ligne de métro qui y mène, les rafales de microbes, les gens les uns sur les autres, et ça, pour elle, ce n’est pas envisageable.
Nicolas, consultant, est aussi en télétravail. Mais lui déteste sa tour de bureau, son open-space gris. En ce moment, il travaille de chez lui, dans un appartement à Paris, et même si c’est étroit, il se plaît totalement dans ce nouveau cadre. Il peut enfin profiter de sa vie de quartier. "Je gagne aussi sur les transports, je dors davantage le matin, et je me suis fait un petit rythme, je fais du sport et vais prendre un café dehors sur les bords du canal Saint-Martin le matin", raconte-t-il. "Nos supérieurs nous demandent si nous voulons revenir. Mais je suis mieux ici ! Près de mon travail, il n’y pas vraiment de vie ou de commerces, nos bureaux sont des grands open-spaces vides, avec des lumières blanches. Je n’ai aucun regret." Avec le télétravail, et le déconfinement, il a redécouvert sa vie de quartier. Se fait, entre midi et deux, sa petite cuisine. Vraiment, il n’a pas du tout, du tout envie de revenir.
Autant de raisons que de salariés
Laurence, elle, est auxiliaire de vie, en chômage partiel depuis mai. Avant, elle était en arrêt garde d’enfants. Son employeur a été compréhensif, et "c’est même eux qui m’ont demandé de rester chez moi", raconte-t-elle. Pendant le confinement, elle a fabriqué des masques pour ses collègues, un bel élan de solidarité s’est mis en place. Mais voilà : son chômage partiel se termine le 1er juin, elle n'a donc pas le choix. Mais elle n’a pas vraiment envie de retourner travailler, mardi 2 juin. "Mon corps fatigué par mon emploi a apprécié cette longue pose et j’appréhende la reprise, le retour des tendinites, des douleurs dorsales et les nuits merdiques d’insomnies..." Au point de se demander, à 57 ans, si elle ne va pas arrêter plus tôt définitivement.
Pour Margot, cela a été radical. Elle agitait déjà dans sa tête, avant tout ça, des perspectives de départ. Mais l’éloignement, du bureau et des collègues, le recentrage sur ses proches, ont sans doute précipité sa décision : elle a négocié en confinement une rupture conventionnelle. "Les perspectives qu’on me proposait dans mon job ne m’enthousiasmaient plus guère", raconte-t-elle. "Le confinement a fini de me convaincre que j’étais arrivée au bout de l’aventure, je ne voulais pas venir bosser à reculons. Je me suis dit qu’il fallait que je sois cohérente avec moi-même, et qu’il fallait que je parte." Le confinement a fini de distendre des liens qui ne la raccrochaient plus guère de sa boîte.
D’autres salariés, comme Nicolas, sont dans l’entre-deux ; sans être en décrochage, il a clairement mal vécu le confinement, avec l’impression d’avoir un supérieur absent, qui ne s’intéressait pas à ce qu’il faisait. Qu’il était loin d’être une priorité. Et maintenant qu’il revient vers lui avec des demandes pour travailler et se mobiliser, Nicolas a du mal. "D’abord, on nous parle de retour au travail, comme si, mes deux derniers mois, on nous avait mis en vacances. Personnellement, je travaillais facilement de 9 h à 18 h, ça n’a pas été des vacances", raconte-t-il, un brin amer. Et le discours aujourd’hui mobilisateur du patron ne lui fait pas oublier cette impression d’avoir été lâché dans la nature. "Maintenant, on nous appelle à la solidarité, pour maintenir l’entreprise à flot. Clairement, je n’ai pas envie de m’investir plus. J’ai l’impression d’être utilisé."
Casse-tête
Et c’est un peu le casse-tête, aujourd’hui, des directions et des RH : faire revenir les salariés au travail, les rebooster, les remotiver. Car si certains sont forts contents de retrouver leur open-space et leurs collègues, d'autres traînent les pieds. Les raisons se mêlent et s’entremêlent : craintes pour la santé, garde d’enfants, ou encore, remise à plat des priorités, désir de s’installer ailleurs… autant de raisons qu’il y a de salariés. Une étude menée par Cadremploi avant le déconfinement notait ainsi que 6 cadres sur 10 déclaraient ne pas souhaiter retourner sur leur lieu de travail dans l’immédiat. Et "contrairement à ce qu’on aurait pu penser,- notamment que c’était pour des raisons de santé, qu’ils ne souhaitaient pas prendre de risques -, c’était plutôt le fait que l’organisation en télétravail fonctionne très bien", indiquait à LCI Elodie Franco Da Cruz, responsable des études.
La très grande majorité des entreprises a conscience de cet état de fait, et a mis en place, pour rassurer les salariés, de drastiques mesures sanitaires. Rassurer, c’est important. Mais cela ne suffit pas forcément. Il faut aussi soigner le lien de l’entreprise avec son salarié. D’abord, via une communication régulière, claire, transparente. "De plus en plus d'entreprises partagent avec les salariés des informations autrefois considérées comme confidentielles", indique ainsi, dans ses conseils RH en temps de crise, le site d'éditeurs de logiciels Cornerstone. "Communiquer de cette manière permet de gagner la confiance et la considération des collaborateurs, deux indicateurs très importants notamment lors de situations inattendues". C’est, aussi, faire de la pédagogie, en expliquant aux salariés les raisons qui ont conduit à telles ou telles prise de décisions. D’autant que les rumeurs risquent de se développer, dans un climat d’anxiété. Communiquer clairement est donc d’autant plus important, pour contrer les fake news, qu’elles concernent l’épidémie ou la situation économique de l’entreprise.
C'est, aussi, l'aspect humain, qu'il faut prendre en compte plus largement que jamais. Des situations pourront être tendues, avec, sans doute, certains salariés, venus travailler sur place, que ce soit de manière contrainte ou volontaire, et des collègues restés en télétravail par manque de solution de garde d’enfants ou pour quarantaine médicale. Ce qui peut susciter un sentiment d'inégalité, des tensions, qu’il ne faut pas négliger. C'est, aussi, la santé psychologique des salariés qu’il faut prendre en compte : le confinement a eu, comme l’ont montré des études, des impacts sur la dépression, le stress des collaborateurs et il peut être intéressant de mettre en place un service de soutien psychologique ou de mieux informer sur le rôle de la médecine du travail.
Evidemment, au milieu de tout cela, il faut montrer l'exemple : "Il est important que les équipes dirigeantes appliquent et suivent les directives qu'elles ont elles-mêmes mises en place afin de donner l'exemple sur les comportements à adopter", poursuit Cornerstone. "Ainsi, les collaborateurs savent exactement ce que l'on attend d'eux et cela permet d'éviter tout message contradictoire aux équipes." Ce qui peut aussi éviter des situations d’incompréhension, et de critiques.
Qui dit circonstances exceptionnelles, dit également flexibilité : les salariés en ont fait preuve pendant les deux mois de confinement, prendre en compte leurs impératifs tout en fixant un cap de retour sur site, de manière progressive et concertée est sans doute une voie à emprunter.