Seniors, ils racontent leur fin de carrière (2/3) : "On vous dessaisit de vos dossiers, de manière brutale"

par Sibylle LAURENT
Publié le 10 décembre 2019 à 8h30, mis à jour le 10 décembre 2019 à 16h09
Seniors, ils racontent leur fin de carrière (2/3) : "On vous dessaisit de vos dossiers, de manière brutale"
Source : iStock

TEMOIGNAGES - Injonctions contradictoires ? Alors que les discussions s’engagent autour d’un report du départ à la retraite à 64 ans, beaucoup de seniors vivent des fins de carrières difficiles, licenciés, ou mis au placard. Pourquoi ? Comment changer les choses ? Trois d’entre eux nous racontent leurs parcours, et leurs suggestions pour que les choses changent dans le bon sens.

Mis de côté. Effacés. Voire licenciés. A l'heure ou le gouvernement envisage de maintenir l'âge légal de la retraite à 62 ans mais en créant un "âge pivot" - on évoque 64 ans - permettant de bénéficier d'une retraite à taux plein, les fins de carrière des seniors sont souvent chaotiques. 

Chaque jour, nous publions le témoignage d'un salarié en fin de parcours professionnel. Ils ont tous en commun d'avoir été passionnés par leur métier. De n'avoir pas vu arriver le couperet. Et d'avoir dû, chacun à sa façon, se réinventer, s'adapter. Ce qui est sûr, c'est que les histoires ne sont jamais toute tracées. Aujourd'hui, Béatrice, qui travaille dans le domaine de l'optique, à la retraite dans quelques mois. 

Je me suis posé la question : qu’est-ce qui a changé chez moi ? Et la seule chose qui a changé, c’est mon âge
Béatrice, ancienne chargée des relations extérieures, dans une entreprise d'optique

Béatrice, 64 ans, est chargée de "mission politique senior" dans une grande entreprise d’optique. Elle part à la retraite dans trois mois. 35 ans d’ancienneté, dans cette entreprise où elle a été chargée des relations extérieures, des relations presse, des partenariats, des grosses opérations de com' et de sponsoring. Un poste clé, qu'elle adorait. "J’ai toujours beaucoup travaillé, ce métier me passionnait", raconte-t-elle. "Et puis du jour au lendemain, on m'a enlevé des tas de dossiers. J’ai appris, lors du séminaire de rentrée en 2009 que je n’étais plus en charge de la fondation. On m'a enlevé le dossier "corporate" que je gérais depuis des années. Puis, au cours d’une discussion avec le patron, j’apprends qu’on va recruter quelqu'un pour les relations presse. A chaque fois, c’était de manière extrêmement brutale." Béatrice ne comprend pas : "Je ne travaillais pas trop mal et les gens qui ont repris les dossiers ont fait la même chose que moi. Alors je me suis posée la question : qu’est-ce qui a changé chez moi ? Et la seule chose qui avait changé, c'était mon âge. Je devais avoir 58 ans."

La cinquantaine est un tournant. "On réalise que l'on ne progressera pas toujours et je n'y étais pas du tout préparée". "Béatrice se passionne pour les questions du vieillissement, crée le blog Senior mais pas trop. Entre temps, se profilent dans son entreprise des élections professionnelles. "A ce moment, je me disais qu’il allait être compliqué de changer de job, mais que je n’avais pas envie de rester à ne rien faire. Elle y consacre du temps et de l'énergie. Elle est élue, ce qui la protège, en passant, du fait d’être mise dehors. 

Au placard

"Puis, lors des entretiens professionnels, j’ai pu exprimer aux RH ce que je ressentais. Je leur ai expliqué que je m’intéressais beaucoup au marché du vieillissement.  Ils ont créé un poste pour moi, celui des projets seniors", raconte Béatrice. Lucide, ou cynique, elle dit, avec un peu de détachement : "C’est un placard, mais un placard avec une légitimité : quand on travaille dans l’optique et l’audition, il est évident que le marché du vieillissement est important. Elle l'avoue elle-même : elle est sans doute trop payée pour ce poste, "mais c'est leur problème, pas le mien." 

Béatrice a plutôt bien "rebondi". Elle s'apprête néanmoins à partir à la retraite. Sans ressentiment, mais critique sur les méthodes. "C’est inadmissible, brutal, inhumain de faire les choses comme ça, nous ne sommes pas des pions", dit-elle. "Ce que je reproche, c’est qu'à aucun moment, on ne m'a dit 'le boulot que tu fais ne nous convient pas, il faut qu’on réfléchisse ensemble à ce qu’on peut changer'. C’est incroyable, on fait ça dans votre dos, du jour au lendemain, sans vous donner les moyens d’évoluer !" Alors qu'elle en est convaincue : "On apprend à tous les âges. Combien de personnes j’ai vu totalement démolies : quand on vous enlève le métier qui est quand même une part de votre identité pendant votre vie active, tout s'écroule."

Il faut réfléchir, sur ces travailleurs vieillissants qu’on va avoir besoin de garder plus longtemps : soit on paie des gens à ne rien faire, soit on se dit que tout le monde a à y gagner !
Béatrice

Des idées pour améliorer

Ce qu’il faudrait ? Elle a bien des idées sur le sujet. Notamment que la problématique senior soit abordée dans l’entreprise, au même titre que l’égalité professionnelle, le handicap ou la diversité. Que des horaires aménagés, comme des 4/5e, permettent d’adapter les rythmes, que des entretiens professionnels permettent de préparer l’avenir. "Cela devrait être un vrai enjeu, avec des mesures, des projets, des élus qui discutent", explique Béatrice. "Il faut réfléchir, sur ces travailleurs vieillissants qu’on va avoir besoin de garder plus longtemps : soit on paie des gens à ne rien faire, soit on se dit que tout le monde a à y gagner : un senior en emploi, va continuer à cotiser. Il est opérationnel, il sait bien travailler car il a de l’expérience, il sait où il veut aller." A cela s'ajoutent les problématiques de transmission, de tutorat entre générations : "C'est un vrai savoir et cela devrait être envisagé dans chaque entreprise", dit Béatrice. "Pourquoi est-ce que tout d’un coup le regard change, on forme moins  – le taux de formation est en chute libre après 45 ans, et on ne forme plus que les jeunes ?" 

Les seniors devraient, aussi, être préparés à ce changement de vie : "Savoir qu'une carrière ne sera pas toujours en croissance. Qu’il y a une phase d’apprentissage, une phase d’autonomie, de reconnaissance, et une phase de décélération qu’il faudrait envisager comme les autres, plutôt que tomber des nues le jour où on vous vire ou on vous met dans un placard", reprend Béatrice. "Sachant cela, anticiper, en se demandant qu’est-ce que je peux faire, transmettre, quelles compensations trouver ? D'autant plus qu’on arrive à une étape de sa vie, les enfants partis, où l’on est moins dans le "faire", et davantage dans l'"être". Ces questions existentielles qu’on se pose, il faut en tenir compte dans le cheminement professionnel."


Sibylle LAURENT

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