Un million de chômeurs en plus en France ? "C'est possible"... mais pas inéluctable

par Sibylle LAURENT
Publié le 27 mai 2020 à 10h00, mis à jour le 27 mai 2020 à 13h44
Un million de chômeurs en plus en France ? "C'est possible"... mais pas inéluctable
Source : IStock

INTERVIEW – Si la menace d'une seconde vague de malades semble s'éloigne, certains n'hésitent pas à parler de "tsunami de licenciements" pour évoquer la crise économique que s'apprête à affronter notre pays. Les pistes de Gilbert Cette, économiste, pour limiter la casse.

Le "tocsin du chômage", "un tsunami de licenciements". Des expressions de plus en plus sombres pour évoquer l'impact économique de la pandémie. 2020 commençait sous les meilleurs augures sur le front de l'emploi, mais le Covid est passé par là et désormais, on évoque un million de chômeurs supplémentaires d'ici la fin de l'année. A quoi faut-il s'attendre réellement, sur quels leviers jouer pour réduire le choc ? Nous avons posé la question à Gilbert Cette, professeur d’économie à l’Université d’Aix Marseille.

LCI : On évoque un million de chômeurs supplémentaires d’ici la fin de l’année. Ce chiffre est-il crédible ?  

Gilbert Cette : C’est un chiffre tout à fait possible. Qu’il y ait une forte augmentation du chômage, c’est inévitable et d’ailleurs on ne comprendrait pas que ce ne soit pas le cas, avec une telle conjonction de facteurs : une activité qui s’arrête, des entreprises en difficulté, une demande en berne. La casse a été limitée avec les dispositions du chômage partiel, qui a été une bonne chose. Tout le monde reconnaît le bien-fondé des mesures de soutien aux entreprises. Mais il faut les alléger au fur et à mesure que le confinement cesse, c’est clair. L’annonce faite lundi par le gouvernement d’une diminution du taux de prise en charge par l’Etat du chômage partiel est une bonne chose, car cela accompagne progressivement vers la sortie, vers la reprise.

L’idée est en effet d’y aller très doucement, pour relancer l’activité tout en restant assez protégé pour éviter les faillites. Trop doucement selon vous ?

Personnellement, j’estime que l’Etat aurait pu aller plus loin. J’aurais trouvé assez logique d'y aller plus fort dans la diminution des aides au chômage partiel, par rapport à ce qui a été annoncé. Il faut vraiment accompagner les gens vers la reprise de l’activité, pour éviter un affaissement de l’économie. Là, l’aiguillon n’est pas très fort. Mais en tout cas, cela va dans la bonne direction. 

Il faut accompagner absolument les entreprises et les salariés vers la reprise d’activité, c’est essentiel
Gilbert Cette, économiste

Du point de vue des salariés, qui entendent parler de faillites et de prochains plans sociaux, c'est important d'entendre que l'Etat ne se désengage pas. 

Nous sommes dans une situation économique très, très difficile. Le chômage partiel était la bonne réponse au confinement tel que cela a été fait. Mais maintenant il faut accompagner absolument les entreprises et les salariés vers la reprise d’activité, c’est essentiel. Deux mois d’arrêt, c’est énorme. Il faut voir comment on fait l’accompagnement. Sans doute qu’il faut accompagner les gens un petit peu plus que dans une période où tout va bien. La difficulté à trouver un emploi va être très forte ; sans doute il faudra que l’indemnisation du chômage soit assez généreuse pendant quelque temps. Des considérations  sanitaires continuent de s’imposer, et c’est normal, mais à côté de ça, sur le plan économique il faut des signaux clairs pour que les gens comprennent.

Cette crise est une crise de l’offre et la demande : les gens ne travaillaient et ne produisaient plus, et ne consommaient plus non plus. Comment faire redémarrer la machine ?

C’est très compliqué car tout est interdépendant. Le transport influence l’accès des gens à leur travail, mais le transport peut faire peur à certaines personnes ; l’école est déterminante pour que des gens puissent aller travailler ou travailler de façon convenable, mais beaucoup d'écoles n'ont pas rouvert ou que très partiellement. Il y a une interdépendance assez générale des activités et des phénomènes dans le cas présent. C’est plus facile d’éteindre la lumière que de la rallumer. Pour la rallumer, Il faut que les transports soient là pour que les entreprises puissent reprendre. Tout est lié. 

C'est la crise la plus profonde que nous ayons connue en période de paix
Gilbert Cette, économiste

On dit que cette crise est plus profonde que celle de 2008, on entend parler du spectre des années 1930… Qu’en pensez-vous ? 

C’est une position que je partage, que j’ai développée dans une note écrite avec Antonin Bergeaud, et Rémy Lecat. Nous comparons 150 ans de croissance, et nous observons que c’est la crise la plus profonde que nous ayons connue en période de paix. La récession actuelle devrait être moins profonde que  la grande dépression de 1929, mais plus que la grande récession de 2008. Elle pourrait être moins longue que ces deux crises financières en raison de la nature temporaire et exogène du choc qui en est à l’origine. Elle pourrait favoriser le déploiement de l’économie numérique, ce qui dynamiserait la productivité et la croissance.

Justement, certains secteurs peuvent-ils s’en sortir mieux que d’autres ?

La situation est très compliquée pour tout le monde mais Il y a évidemment des secteurs plus touchés que d’autres : l'hôtellerie et la restauration trinquent, tout comme les arts et spectacles et le tourisme. Mais d’autres activités ont vu un report favorable de la consommation : c'est le cas du numérique, qui a été hyper dopé. 

Peut-on dire que la crise a été un accélérateur des grandes tendances qui existaient déjà ? 

A la fois oui et non. Non, car il y avait des secteurs qui étaient bien portants avant la crise. Je pense au secteur aérien notamment. Or, aujourd’hui le secteur est sinistré, et pour un bout de temps. De même pour toute la construction aéronautique. D’un autre côté, le numérique, qui bénéficie de la crise, était déjà un secteur en force croissance. Et la crise a accéléré ce mouvement. 

Chômage partiel : les petites entreprises inquiètes du désengagement progressif de l'EtatSource : JT 13h Semaine

Il faut que la solidarité marche à fond, il faut de l’accompagnent, de la formation, de la réorientation
Gilbert Cette, économiste

Est-il possible que les entreprises recourent de plus en plus à des robots, lesquels eux, n'ont pas besoin de respecter des règles sanitaires, au risque de détruire de l'emploi ?

C'est une crainte assez fréquemment avancée, mais pas très vraie. Retirer l’humain est le propre du progrès technique, mais ce n’est pas un mal. Regardez, les porteurs d’eau, qui ont disparu avec les canalisations. C’est une bonne chose. Le progrès technique fait disparaître des emplois mais en crée d’autres. Cela n’a jamais eu de conséquences à long terme sur l’emploi.

Beaucoup de politiques proposent des mesures pour sortir de cette crise. François Hollande veut un contrat de transition, Gérald Darmanin parle d’accords de performance collective en entreprise, d’intéressement pour les salariés. Cela vous paraît-il être de bonnes pistes ?

Toutes les bonnes idées sont bonnes à prendre !  Il n’empêche que dans la situation actuelle, il faut absolument associer les partenaires sociaux. Le dialogue social a un grand rôle à jouer pour adapter les réponses à chaque situation locale. C’est vraiment important : il faut sortir des schémas où tout est décidé au niveau étatique. Les décisions doivent être prises de façon décentralisée. 

Certaines catégories socio-professionnelles, certains métiers seront-ils plus touchés que d'autres ?

Il est sûr que ce sont les plus précaires qui paient déjà le plus lourd tribut. C’est pour cela qu’il faut que la solidarité marche à fond. Il faut impérativement qu’il y ait de l’accompagnent, de la formation, de la réorientation ; il est nécessaire d'accompagner les salariés du secteur des hôtels-restaurant vers d’autres activités, ou encore les jeunes qui vont entrer sur le marché du travail et trouver porte close. Il y a de grandes inégalités bien évidemment dans des situations comme celle-là. Le dialogue social est forcément quelque chose de compliqué mais il a un rôle à jouer : cela demande du temps, de l’attention, de réaliser des compromis, il ne faut pas l’entendre comme un rapport de force, et comme en France, on a une tradition de syndicalisme d’opposition, tout cela est complexe… Mais il va falloir avancer, on n’a pas le choix.

Y-a-t-il, tout de même, des motifs d'espérer ?

Il existe des forces de rebond énormes. Par exemple, l’épargne accumulée  par les ménages pendant le confinement. Les Français ont constitué une épargne supplémentaire de 60 milliards, largement de quoi faire repartir la machine économique.  Si cette épargne se libère, cela peut faire redémarrer la demande de façon très forte. Il ne faut surtout pas l’inhiber. C'est important. 


Sibylle LAURENT

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